« La chute du cours du cacao a un lien direct avec la pauvreté qui sévit en Afrique de l’Ouest »

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Alors que la Côte d’Ivoire et le Ghana ont remporté leur bras de fer avec l’industrie du chocolat pour mieux payer leurs planteurs, l’économiste François Ruf analyse les faiblesses du secteur.

Propos recueillis par Pierre Lepidi

Plus de 100 000 visiteurs sont attendus à la 25e édition du Salon du chocolat, qui organise jusqu’au dimanche 3 novembre à la porte de Versailles, à Paris, des concours prestigieux de pâtisserie, des rencontres avec des chefs étoilés et des défilés de robes en chocolat. « Cette année, nous avons voulu mettre l’accent sur l’importance des pays producteurs de cacao, qui seront tous présents », a fait savoir Sylvie Douce, organisatrice de cet événement qui s’est choisi Dominique Ouattara, la première dame de Côte d’Ivoire, comme marraine.

Les planteurs ivoiriens et ghanéens de cacao, qui représentent près de 60 % de la production mondiale, viennent de remporter une victoire importante. Après plusieurs semaines de bras de fer, les grands négociants mondiaux et les principaux groupes chocolatiers leur ont accordé un supplément de 400 dollars par tonne en sus du prix du marché. Mais pas évident que ce complément, appelé « différentiel de revenu décent » (DRD), suffise à combattre la pauvreté.

Les motifs d’inquiétude sont nombreux, rappelle François Ruf, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).
Combien perçoit un planteur de cacao sur la vente d’une tablette de chocolat noir ?

Une étude montre que c’est aux alentours de 6 %. Une grande partie de la valeur est captée par l’industrie du chocolat lors des différentes étapes de la fabrication puis de la distribution. Le prix du cacao a baissé, mais pas celui du chocolat ! C’est un problème récurrent, qu’on voit sur d’autres matières premières en Afrique. Le planteur de coton touche quasiment le même pourcentage sur la vente d’une chemise. Et la situation est quasiment la même pour un producteur de lait français par rapport au prix d’un yaourt vendu en supermarché.

Les pays producteurs de cacao et les groupes chocolatiers, dont Barry Callebaut et Nestlé, deux leaders mondiaux du secteur, viennent de s’entendre pour que les planteurs obtiennent plus. Comment cet accord a-t-il été possible ?

Je pense que l’union du Ghana et de la Côte d’Ivoire, deux géants sur le marché, a permis cet accord. Le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny [1960-1993] avait essayé en 1988, mais il était tout seul. Il avait tenté de stocker sa production et avait demandé de l’aide à la France pour financer cela, mais il avait essuyé un refus.

Cette fois, les deux géants mondiaux se sont associés et c’est une première. Ensemble, ils sont parvenus à un accord car ils se sont retrouvés face à une industrie puissante, certes, mais dispersée.

L’accord porte sur la production 2020-2021. Que se passera t-il ensuite ?

Les chocolatiers ne devraient pas rester les bras croisés. Ils pourraient essayer de favoriser la production dans d’autres pays, mais cela prend du temps et n’est jamais garanti. Mars avait naïvement essayé de promouvoir le cacao au Vietnam, il y a une dizaine d’années, mais avait échoué. Produire un bon cacao ne se décrète pas.
Est-on certain que les planteurs recevront cet argent ?

On peut le supposer, notamment parce que le Ghana et la Côte d’Ivoire vont organiser des élections présidentielles en 2020. Je pense que cela aura un impact positif sur la redistribution. Il y a un million de planteurs en Côte d’Ivoire et 800 000 au Ghana. C’est un poids électoral qui est loin d’être négligeable.

Selon la Banque mondiale, plus de la moitié des planteurs de cacao ivoiriens vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins de 1,20 dollar par jour. Le DRD sera-t-il suffisant pour améliorer leur situation ?

Quand on compare leur situation avec celle des générations antérieures, le constat est terrible. En 1977, le cours mondial se situait entre 3 000 et 3 500 dollars la tonne. Aujourd’hui, il est à 2 500. La chute du cours a un lien direct avec la pauvreté qui sévit dans les pays de la région, car elle est liée à un excès de production.

S’il y avait moins de pauvreté au Burkina Faso ou au Mali, il n’y aurait pas autant de migrations vers la Côte d’Ivoire, où des jeunes viennent pour fournir d’abord de la main-d’œuvre puis s’installer en tant que producteurs.

Pour combler la chute des cours, la stratégie des planteurs a été de se diversifier, avec l’hévéa par exemple. Mais le prix du caoutchouc s’est effondré lui aussi. Une grande majorité s’est aussi tournée vers les cultures vivrières [arachide, manioc, igname, maïs], ce qui permet de tenir le coup et de maintenir une relative sécurité alimentaire. Mais le nombre de travailleurs et leurs revenus ont beaucoup diminué.

Les enfants travaillent souvent dans les plantations [selon l’Initiative internationale pour le cacao, 1,2 million d’enfants ont été engagés dans la cacaoculture en Côte d’Ivoire en 2013-2014]. On peut espérer que le DRD va soulager certaines familles et que cela aura un impact sur la fréquentation des écoles.

Le changement climatique a t-il impact sur la production de cacao en Afrique de l’Ouest ?

Oui, mais c’est plus à cause de l’irrégularité des pluies que de la hausse des températures. Cela a des conséquences sur les périodes de semis, sur l’application des engrais… Certaines années, il y a une baisse de pluviométrie absolue, donc ça joue sur les difficultés à maintenir les rendements. Ces années particulièrement sèches alternent parfois avec des années de pluviométrie record.

Les cacaoyers de Côte d’Ivoire et du Ghana sont aussi menacés par le « swollen shoot », une maladie virale qui se transmet par des cochenilles. Faut-il s’en inquiéter ?

Il y a comme un paradoxe. Dans les régions où le swollen shoot est particulièrement agressif, les planteurs n’ont que leurs yeux pour pleurer. Ce sont des centaines d’hectares qui disparaissent et c’est effrayant. Les cacaoyers se dessèchent puis ils meurent. Mais dans le même temps, la production de cacao continue de progresser, selon un schéma universel.

Les anciennes plantations disparaissent et de nouvelles naissent au cœur des forêts. En Côte d’Ivoire, une grande partie de la production vient des forêts classées, qui se raréfient. Ce modèle ne devrait pas perdurer, d’autant que la recherche n’a pour l’heure aucune solution à proposer.

Pierre Lepidi
Le Monde Afrique

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