Version publique expurgée de la « Requête de la Défense afin d’obtenir que la Chambre d’appel restitue à Laurent Gbagbo l’intégralité de ses droits humains fondamentaux.»

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Version publique expurgée de la « Requête de la Défense afin d’obtenir que la Chambre d’appel restitue à Laurent Gbagbo, acquitté de toutes les charges portées contre lui, l’intégralité de ses droits humains fondamentaux. ».

Original : français N° : ICC-02/11-01/15
Date : 7 octobre 2019
LA CHAMBRE D’APPEL
Composée comme suit : M. le juge Chile Eboe-Osuji, juge président
M. le juge Howard Morrison
M. le juge Piotr Hofmański
Mme la juge Luz del Carmen Ibáñez Carranza
Mme la juge Solomy Balungi Bossa
SITUATION EN CÔTE D’IVOIRE
AFFAIRE
LE PROCUREUR c. LAURENT GBAGBO et
CHARLES BLÉ GOUDÉ

Public
Version publique expurgée de la « Requête de la Défense afin d’obtenir que la Chambre
d’appel restitue à Laurent Gbagbo, acquitté de toutes les charges portées contre lui,
l’intégralité de ses droits humains fondamentaux. ».
Origine : Équipe de Défense de Laurent Gbagbo
ICC-02/11-01/15-1272-Red 08-10-2019 1/22 NM T OA14
ICC-02/11-01/15 2/22 7 octobre 2019
Document à notifier, conformément à la norme 31 du Règlement de la Cour, aux
destinataires suivants :
Le Bureau du Procureur
Mme Fatou Bensouda, Procureur
M. James Stewart
Le conseil de la Défense de Laurent
Gbagbo
M. Emmanuel Altit
Mme Agathe Bahi Baroan
Mme Jennifer Naouri
Le conseil de la Défense de Charles Blé
Goudé
Me Geert-Jan Alexander Knoops
Me Claver N’Dry
Les représentants légaux des victimes
Mme Paolina Massidda
Les représentants légaux des demandeurs
Les victimes non représentées Les demandeurs non représentés
(participation/réparation)
Le Bureau du conseil public pour les
victimes
Le Bureau du conseil public pour la
Défense
Les représentants des États
GREFFE
L’amicus curiae
Le Greffier
M. Peter Lewis
La Section d’appui aux conseils
L’Unité d’aide aux victimes et aux témoins La Section de la détention
La Section de la participation des victimes
et des réparations
Autres
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A titre liminaire, sur la classification de la demande :
1. La présente requête est déposée à titre confidentiel en vertu de la Norme 23bis(2)
puisqu’elle fait référence à des documents confidentiels. Une version publique en sera
déposée aussitôt que possible.
I. Rappel de la procédure.
2. Le 15 janvier 2019, la majorité de la Chambre de première instance I faisait droit à la
demande de la Défense de Laurent Gbagbo et acquittait ce dernier de toutes les charges
portées contre lui. En outre, ce même jour, la majorité de la Chambre de première instance I
ordonnait la mise en liberté immédiate de Laurent Gbagbo, conformément à l’Article 81-3-c
du Statut de Rome1
. La majorité ajoutait que les demandes de mise en liberté pendantes
étaient désormais sans objet2
. L’Accusation ayant annoncé ensuite son intention d’introduire
une demande sous l’Article 81-3-c-i du Statut, la majorité indiquait dans un second temps que
l’ordre de mise en liberté était suspendu jusqu’à la décision à venir de la Chambre sur cette
demande de l’Accusation, le lendemain matin3
.
3. Le même jour, à l’issue de l’audience, le Procureur déposait une « Urgent
Prosecution’s request pursuant to article 81(3)(c)(i) of the Statute »
4
visant à ce que la liberté
de Laurent Gbagbo soit assortie de conditions.
4. Le 16 Janvier 2019, avait lieu une audience au cours de laquelles Parties et
participants répondaient à la requête du Procureur5
La Défense de Laurent Gbagbo s’opposait
à ce que sa mise en liberté soit assortie de conditions, faisant notamment valoir que le
Procureur n’avait démontré l’existence d’aucune « circonstance exceptionnelle » pouvant
justifier de limiter la liberté d’une personne acquittée6
.

1
ICC-02/11-01/15-T-232-FRA ET.
2
ICC-02/11-01/15-T-232-FRA ET, p. 5, l. 3-4.
3
ICC-02/11-01/15-T-232-FRA ET, p. 6, l. 24-25.
4
ICC-02/11-01/15-1235.
5
ICC-02/11-01/15- T-233-FRA CT.
6
ICC-02/11-01/15-T-233-CONF-FRA.
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5. Le même jour, la majorité de la Chambre de première instance I, rejetait, à 15h30, la
demande de l’Accusation visant à ce que la mise en liberté de Laurent Gbagbo soit assortie de
conditions le temps de la procédure d’appel sur le fond. La majorité de la Chambre de
première instance I considérait qu’il n’avait pas été établi par l’Accusation l’existence de
circonstances exceptionnelles qui auraient justifié le prononcé de conditions limitant la liberté
de Laurent Gbagbo7
.
6. Le même jour, l’Accusation déposait une « Prosecution’s Appeal pursuant to article
81(3)(c)(ii) of the Statute and urgent request for suspensive effect »
8
, dans lequel le Procureur
demandait à la Chambre d’appel que des conditions soient mises à la liberté de Laurent
Gbagbo et de Charles Blé Goudé9
.
7. Le même jour, la Chambre d’appel rendait un « Order on the filing of responses to the
request of the Prosecutor for suspensive effect » dans lequel elle indiquait que les Parties et
participants avaient jusqu’au lendemain, 12h00, pour répondre à la demande de l’Accusation
visant à ce que soit prononcé l’effet suspensif de la mise en liberté des acquittés le temps que
soit examiné l’appel du Procureur sur cette même mise en liberté. Dans ce même « order », la
Chambre d’appel ordonnait que la détention de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé se
poursuive jusqu’au rendu de sa décision sur ce point10
.
8. Le 17 janvier 2019, les Défenses de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ainsi que
la Représentante Légale des Victimes répondaient à la requête du Procureur11
.
9. Le même jour, le Greffe transmettait deux documents signés par Laurent Gbagbo et
Charles Blé Goudé le 16 janvier 2019 assurant de leur coopération avec la Cour en cas de
remise en liberté12
.
10. Le 18 janvier 2019, la Chambre d’appel, à la majorité, faisait droit à la requête du
Procureur et ordonnait la suspension de la décision de la Chambre de première instance I de

7
ICC-02/11-01/15- T-234-FRA ET.
8
ICC-02/11-01/15-1236.
9
ICC-02/11-01/15-1236, par. 4.
10 ICC-02/11-01/15-1237.
11 ICC-02/11-01/15-1238 ; ICC-02/11-01/15-1239 ; et ICC-02/11-01/15-1240.
12 ICC-02/11-01/15-1241.
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remettre les acquittés en liberté 13
. Dans leur opinion dissidente, les Juges Morrison et
Hofmanski indiquaient être en désaccord avec la décision de la majorité, le Procureur ne
pouvant pour eux introduire une demande d’effet suspensif dans le cadre procédural de
l’article 81(3)(c)(ii) du Statut 14
. La Chambre d’appel dans sa décision donnait aussi un
calendrier concernant le dépôt des écritures des Parties et participants regardant le débat sur
la mise en liberté le temps de l’appel ; elle annonçait en outre la tenue d’une audience le 1er
février 2019 « afin d’entendre toutes conclusions supplémentaires concernant l’appel »
15
.
11. Le 22 janvier 2019, la Chambre d’appel ordonnait au Greffier de recevoir les
observations de l’Etat d’accueil ainsi que de tout autre Etat concernant la liberté éventuelle de
Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, y compris une liberté conditionnelle16
. [EXPURGÉ]
17
.
12. Le 23 janvier 2019, l’Accusation déposait son mémoire d’appel, dans lequel elle
alléguait que la Chambre de première instance I avait fait une mauvaise application du
standard des circonstances exceptionnelles de l’Article 81(3)(c)(i) du Statut et un mauvais
exercice de sa discrétion quant à l’évaluation des critères que sont le risque de fuite, la gravité
des charges, et les chances de succès en appel. Le Procureur avançait que ces erreurs
affectaient de manière significative la décision de rejet par la Chambre de première instance
de sa demande de liberté sous conditions le temps de l’appel18
.
13. Le 29 janvier 2019, les Défenses de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ainsi que
la Représentante Légale des Victimes déposaient leur réponse au mémoire d’appel du
Procureur19
. La Défense de Laurent Gbagbo faisait valoir que le Procureur n’avait démontré
l’existence d’aucune circonstance exceptionnelle justifiant de l’imposition de mesures
restrictives de liberté à une personne acquittée.

13 ICC-02/11-01/15-1243.
14 ICC-02/11-01/15-1243-Anx, par. 4.
15 ICC-02/11-01/15-1243, p. 3 et par. 24.
16 ICC-02/11-01/15-1244.
17 ICC-02/11-01/15-1249-CONF.
18 ICC-02/11-01/15-1245.
19 ICC-02/11-01/15-1246 ; ICC-02/11-01/15-1247 ; ICC-02/11-01/15-1248.
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14. Le 1er février 2019, la Chambre d’appel tenait une audience durant laquelle les parties
et participants répondaient aux questions que la Chambre leur avait préalablement envoyées
concernant les modalités de mise en liberté d’une personne à la suite de son acquittement20 ;
[EXPURGÉ]21
. La Défense de Laurent Gbagbo rappelait lors de cette audience que : « La
position de la défense part d’un constat simple : la liberté est un droit essentiel qui appartient
à tout être humain. Laurent Gbagbo pourra-t-il être dépossédé de ce droit ? La réponse est
bien évidemment non, puisqu’il a été acquitté et que l’acquittement implique qu’il recouvre
automatiquement l’intégralité de ses droits. Pourquoi ? Parce que son innocence a été
reconnue par les juges et qu’il est impossible de limiter la liberté d’une personne
innocente »
22
.
15. Le même jour, la Chambre d’appel rendait un « Arrêt relatif à l’appel interjeté par le
Procureur contre la décision rendue oralement par la Chambre de première instance I en
application de l’article 81-3-c-i du Statut »
23
. Dans cet arrêt, la Chambre d’appel concluait
que l’article 81(3)(c)(i) du Statut devait être interprété de manière restrictive, et que s’il
n’existait pas de circonstance exceptionnelle en l’espèce justifiant le maintien en détention
des acquittés, elle disposait néanmois du pouvoir d’imposer des conditions à la liberté d’une
personnne acquittée en cas de « raisons impérieuses »
24
. La Chambre d’appel estimait à cet
égard qu’il existait un risque de fuite de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, risque
d’évasion qui pouvait « être atténué par des conditions de mise en liberté »
25
. La Chambre
d’appel précisait ensuite avoir reçu du [EXPURGÉ] une liste de conditions à respecter pour
permettre le séjour de Laurent Gbagbo. La Chambre d’appel listait alors ces conditions ainsi
que celles qu’elle désirait imposer elle-même à Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé26
.
16. Dans sa décision du 1er février 2019, la Chambre d’appel ordonnait aussi
[EXPURGÉ]27
.
17. Le 5 février 2019, Laurent Gbagbo était transféré en Belgique.

20 ICC-02/11-01/15-1246 ; ICC-02/11-01/15-1247 ; ICC-02/11-01/15-1248.
21 ICC-02/11-01/15-T-235-CONF-FRA CT.
22 ICC-02/11-01/15-T-235-CONF-FRA, p. 19, l. 17-22.
23 ICC-02/11-01/15-1251-Red-tFRA.
24 ICC-02/11-01/15-1251-Red-tFRA, par. 2, 52, 53, 54.
25 ICC-02/11-01/15-1251-Red-tFRA, par. 60.
26 ICC-02/11-01/15-1251-Red-tFRA, par. 60.
27 ICC-02/11-01/15-1251-Red-tFRA, par. 3, 63.
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II. Droit applicable.
1.L’enjeu de la présente demande : la liberté, un droit humain inaliénable, condition
essentielle à l’exercice de tous les autres droits humains.
18. La liberté est consubstantielle à l’humanité. Elle est constitutive de ce qu’est un être
humain. Elle fonde par conséquent l’idée de dignité humaine. Sans liberté, l’être humain ne
s’appartient pas. Il appartient à d’autres, ceux qui ont les clefs de cette liberté. Autrement dit,
la dignité humaine dépend de la liberté dont peut disposer un individu qui n’est humain que
parce que libre de se saisir de son propre destin. Privé de sa liberté, l’individu perd sa
capacité à être, à vivre et perd sa dignité. C’est pourquoi la liberté est à la fois une modalité
d’être et un droit essentiel de l’homme.
19. Le caractère essentiel du principe de liberté explique qu’il ne puisse être porté atteinte
à la liberté d’un homme que dans des conditions particulières, déterminées strictement par la
loi, lorsque de telles atteintes sont absolument nécessaires. C’est pourquoi, par exemple, le
Statut de Rome prévoit, lorsqu’il s’agit d’un accusé, que ce dernier ne puisse être privé de sa
liberté que si des conditions strictes sont réunies (Articles 58 et 60 du Statut). Mais ici, la
question est autrement plus importante et le débat plus crucial : il ne s’agit pas de la liberté
d’un accusé, il s’agit de la liberté d’un homme reconnu innocent par les Juges et acquitté par
eux. Par conséquent, toute atteinte à la liberté d’un tel homme, qui n’est plus accusé, ne peut
être prononcée que de façon très exceptionnelle et doit répondre à des conditions de nécessité
absolue. C’est ce que rappelait le Président Cotte au Procureur après que Mathieu Ngdudjolo
eut été acquitté : « à ce stade procédural, la liberté doit être en effet plus que jamais la règle et
la détention l’exception »
28
.
20. Pour déterminer la marge de manœuvre des Juges dans des circonstances si
particulières, quand un droit aussi fondamental est en jeu, examinons la manière dont les
juridictions chargées d’appliquer les instruments de protection des droits de l’homme
abordent cette question : lorsque l’on analyse l’approche qu’ont ces juridictions de cette
question (cf infra), il apparaît un constat et un seul : à aucun moment une Cour chargée de la

28 ICC-01/04-02/12-T-3-FRA ET WT, p. 4, l. 22 et 23.
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protection des droits de l’homme n’autorise une quelconque limitation de la liberté d’une
personne acquittée, quelles que soient les circonstances.
21. Tout est dit. Le constat est révélateur : la liberté d’un homme acquitté est absolue et
ne peut être qu’absolue parce que, son innocence ayant été reconnue, il dispose de tous ses
droits, dont celui le plus essentiel qui le constitue comme être humain, celui à la liberté.
22. Dans ce sens, la Cour européenne des droits de l’homme a toujours insisté sur le fait
qu’il ne pouvait y avoir de limitations de la liberté d’un homme que dans les cas prévus à
l’Article 5(1) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et sur le fait
que cette liste de cas est exhaustive : « La Cour rappelle que l’article 5 consacre un droit
fondamental, la protection de l’individu contre toute atteinte arbitraire de l’État à son droit à
la liberté. Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour
lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle
ne relève pas de l’un de ces motifs »29
.
23. Par conséquent, tout maintien en détention qui ne relèverait pas d’une catégorie
mentionnée à l’Article 5(1) de la Convention, serait considéré, du point de vue de la CEDH,
être une détention arbitraire. Comme il est souligné dans la jurisprudence de la CEDH : « En
ce qui concerne la conformité de la détention du requérant avec le but de l’article 5 – à savoir
la protection contre l’arbitraire –, la Cour fait observer qu’il est inconcevable que dans un Etat
de droit un individu demeure privé de sa liberté malgré l’existence d’une décision de justice
ordonnant sa libération »
30
.
24. Cette jurisprudence est claire : il n’existe aucune circonstance justifiant d’imposer des
conditions restrictives de liberté à une personne acquittée.
2. Le cadre juridique relatif à la reconsidération.
25. La jurisprudence de cette Cour reconnaît de manière constante qu’une Partie a
toujours la possibilité de demander à une Chambre de reconsidérer une décision antérieure.

29 CEDH, Khlaifia et autres c. Italie [GC], 15 décembre 2016, n° 16483/12, par. 88.
30 CEDH, Assanidzé c. Géorgie, 8 avril 2004, n° 71503/01, par. 173.
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26. Ainsi, la Chambre de première instance I dans l’affaire Lubanga indiquait que : « il
est solidement établi qu’un tribunal peut s’écarter de décisions antérieures normalement
contraignantes, dans les cas où elles sont manifestement mal fondées et où leurs
conséquences sont manifestement insatisfaisantes, au motif, par exemple, qu’une
décision a été rendue dans l’ignorance d’informations pertinentes. L’exercice de ce
pouvoir discrétionnaire est autorisé en particulier parce qu’il préserve la confiance accordée
par le public au système de justice pénale et la Majorité estime qu’il convient d’appliquer à la
présente requête la description ci-dessus des circonstances où des décisions « irrégulières »
peuvent être modifiées. […] des décisions irrégulières peuvent être modifiées si elles sont
manifestement mal fondées et si leurs conséquences sont manifestement
insatisfaisantes »
31
.
27. La Chambre s’appuyait notamment pour estimer qu’une reconsidération était possible
sur la jurisprudence constante des tribunaux ad hoc, citant par exemple l’affaire Karadžić,
dans laquelle il avait été décidé que : « The standard for reconsideration of a decision set
forth by the Appeals Chamber is that “a Chamber has inherent discretionary power to
reconsider a previous interlocutory decision in exceptional cases ‘if a clear error of reasoning
has been demonstrated or if it is necessary to do so to prevent injustice’”. Thus, the
requesting party is under an obligation to satisfy the Chamber of the existence of a
clear error in reasoning, or the existence of particular circumstances justifying
reconsideration in order to prevent an injustice »
32
.
28. Il convient de noter qu’en l’espèce la demande en reconsidération est d’autant plus
justifiée que la décision de limiter la liberté de l’acquitté a été prise par la Chambre d’appel
agissant pour l’occasion comme une Chambre de première instance, ce qui a privé la Défense
de tout recours devant un second degré de juridiction, comme le notait le Juge Président
Tarfusser dans son opinion du 16 juillet 201933
. Par conséquent, la reconsidération est dans
les circonstances actuelles la seule avenue procédurale disponible à la Défense.

31 ICC-01/04-01/06-2705-tFRA, par. 18. Nous soulignons.
32 TPIY, Le Procureur c/ Radovan Karadžić, affaire n° IT-95-5/18-T, Chambre de première instance, Decision
on Prosecution’s Request for Reconsideration of Trial Chamber’s 11 November 2010 Decision, 10 décembre
2010, par. 8. Nous soulignons.
33 ICC-02/11-01/15-1263-AnxA-tFRA, par. 123.
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III. Discussion.
29. Aujourd’hui, la situation est la suivante : Laurent Gbagbo, acquitté de toutes les
charges portées contre lui et dont l’innocence a été reconnue par les Juges, ne peut jouir du
droit le plus fondamental qui soit : le droit à la liberté. Il ne peut se déplacer où il veut, il ne
peut tenir publiquement les propos qu’il veut, il ne peut participer aux réunions publiques
auxquelles il voudrait participer, bref, il ne peut être lui-même. Autrement dit, ce sont ses
droits, tous les droits qui constituent la liberté qui sont ici atteints. Autrement dit encore, c’est
sa dignité d’être humain qui est ici atteinte du fait de la décision des Juges de la Chambre
d’appel. Il est donc essentiel de s’intéresser à ce qu’ont utilisé les Juges d’appel pour fonder
leur décision. Malgré la décision d’acquittement des Juges de première instance, Laurent
Gbagbo ne jouit donc pas de tous ses droits. Au nom de quoi une personne reconnue
innocente pourrait-elle se voir refuser son droit à la liberté ?
1. L’arrêt du 1er février 2019 par lequel Laurent Gbagbo s’est vu privé d’un certain
nombre de ses droits fondamentaux n’est fondé ni juridiquement ni
factuellement.
1.1.L’arrêt de la Chambre d’appel du 1
er février 2019 est mal fondé juridiquement
puisque reposant sur une « clear error of reasoning ».
30. Dans son arrêt du 1er février 2019, la Chambre d’Appel a estimé qu’elle avait la
discrétion de décider d’une liberté sous conditions applicable à une personne acquittée et ce,
sans rentrer dans les dispositions de 81(3)(c)(i). Elle s’est donc fondée sur sa propre vision de
la question pour créer un nouveau cadre juridique qu’elle a fait prévaloir sur l’Article
81(3)(c)(i).
31. La Défense note qu’à aucun moment la Chambre d’Appel n’a donné dans son arrêt
d’explication claire de ce que serait la base juridique qui lui a permis de créer un nouveau
cadre juridique. Notamment, la Chambre d’appel n’a pas expliqué pourquoi et comment le
raisonnement juridique qu’elle a privilégié permettait de sortir du cadre de l’Article
81(3)(c)(i) pourtant explicitement posé par le Statut. Elle n’a pas plus expliqué en quoi ce
raisonnement juridique pouvait légitimer la limitation des droits d’une personne reconnue
innocente.
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32. Ainsi, les Juges commencent par affirmer que «bien que l’article 81-3-c du Statut ne
prévoie pas expressément la possibilité d’imposer des conditions à la personne acquittée une
fois libérée, la Chambre de première instance a le pouvoir d’imposer de telles conditions à la
personne libérée en pareilles circonstances. Ce pouvoir découle de celui que confère l’article
81-3-c-i du Statut à la Chambre de première instance : s’il est possible, en vertu du Statut,
qu’une chambre de première instance maintienne une personne acquittée en détention, il doit
aussi lui être possible d’assortir la mise en liberté de cette personne de conditions »
34
.
33. Les Juges rappellent ici que toute discussion sur la limitation de la liberté d’un
acquitté ne peut s’inscrire que dans le cadre de l’Article 81(3)(c)(i). Pourtant, ils ne tirent
aucune conséquence de ce rappel et écartent le cadre posé par cet article au profit d’un
raisonnement nouveau dont ils ne disent pas sur quelles dispositions statutaires ni sur quel
principe de droit il reposerait. A partir du moment où la Chambre d’appel estime que la
possibilité d’imposer une liberté sous conditions découle de l’Article 81(3)(c)(i), elle aurait
dû, pour être en accord avec elle-même, vérifier que les conditions d’application de cet article
(notamment l’existence de « circonstances exceptionnelles ») étaient réunies, ce qu’elle a
refusé de faire.
34. Les Juges affirment ensuite, pour étayer leur raisonnement, que « la Chambre d’appel
est convaincue que le pouvoir d’imposer des conditions à la personne acquittée pendant la
procédure d’appel découle aussi de l’interprétation de la règle 149 du Règlement lue en
conjonction avec les articles 57-3-a, 60-2 et 64-6-f du Statut et la règle 119 du Règlement, en
plus des pouvoirs accessoires permettant à la Chambre d’appel de protéger l’intégrité de ses
procédures »35
.
35. Premièrement, se fonder sur une conviction (« est convaincue ») ne constitue pas une
démonstration juridique. La « conviction » est autre chose : c’est un processus psychologique
par lequel un Juge adhère à une démonstration.

34 ICC-02/11-01/15-1251-Conf-tFRA, par. 53.
35 ICC-02/11-01/15-1251-Conf-tFRA, par. 53.
ICC-02/11-01/15-1272-Red 08-10-2019 11/22 NM T OA14
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36. Deuxièmement, la Chambre d’appel énumère une liste de sources textuelles sans
jamais expliquer en quoi celles-ci étaieraient le nouveau raisonnement proposé par les Juges.
Or, si l’on examine les sources en question, il n’apparaît pas clairement qu’elles permettent
de soutenir la position de la Chambre. Il aurait fallu que les Juges expliquassent en quoi
chacun de ces éléments participait à leur construction théorique.
37. Ainsi, la Règle 149 du Règlement, invoquée comme source principale par la Chambre
d’appel, indique : « Les chapitres V et VI et les règles applicables à la procédure et à
l’administration de la preuve devant la Chambre préliminaire et la Chambre de première
instance s’appliquent mutatis mutandis aux procédures devant la Chambre d’appel ». Cette
règle ne fait donc que renvoyer à d’autres règles (au moins une soixantaine) et ne peut servir
à elle-seule de base juridique pour quoi que ce soit.
38. L’Article 57-3-a du Statut, autre source invoquée, porte sur le pouvoir qu’a la
Chambre préliminaire de, « sur requête du Procureur, rendre les ordonnances et délivrer les
mandats qui peuvent être nécessaires aux fins d’une enquête ». Là encore, le lien avec le droit
à la liberté d’une personne acquittée n’est pas évident.
39. L’Article 64-6-f, autre source invoquée, permet à la Chambre de première instance de
« Statuer sur toute autre question pertinente », formule générique qui ne peut en soi servir de
base juridique pour déroger ni au Statut de Rome, ni aux droits humains fondamentaux.
40. L’Article 60-2, autre source, porte sur la possibilité d’une mise en liberté
conditionnelle d’une personne poursuivie et contre laquelle un mandat d’arrêt a été émis. Un
tel cadre juridique n’est par définition pas transposable à une personne acquittée.
41. Enfin, la Règle 119 du Règlement, si elle porte sur la « mise en liberté sous
conditions », ne porte pas spécifiquement sur la « mise en liberté sous conditions » d’un
acquitté. Il y est seulement donné une liste de conditions qui pourraient être imposées par une
Chambre à une personne, une fois une décision de restriction de liberté prise (mandat d’arrêt,
condamnation, etc.). La Règle 119 ne donne pas en soi de justification juridique à une
limitation de liberté. Autrement dit, la Règle 119 ne peut être comprise en dehors d’un
contexte particulier. Il s’agit ici d’une règle qui prévoit différentes modalités possibles mises
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à une liberté conditionnelle ; elle ne porte pas sur la raison d’être d’une telle liberté.
Autrement dit encore, une décision de limitations de la liberté ne peut se fonder sur la Règle
119, il doit exister une autre base légale justifiant de telles limitations.
42. Troisièmement, pour justifier d’avoir construit son raisonnement, la Chambre d’appel
invoque ce qu’elle appelle ses « pouvoirs accessoires permettant à la Chambre d’appel de
protéger l’intégrité de ses procédures », sans expliquer 1) ce que ce seraient ces pouvoirs 2)
quelle serait leur base juridique et 3) en quoi ce pouvoir allégué, même à imaginer qu’il
existe, serait d’une quelconque utilité ici. Le recours à de tels « pouvoirs accessoires » est
d’autant plus surprenant, comme le notait le Juge Président Tarfusser dans son opinion du 16
juillet 2019, qu’il s’agit ici d’« une question aussi sensible que le droit à la liberté
personnelle, alors même qu’une interprétation restrictive et la prudence devraient être de
mise »
36
.
43. La Chambre d’appel, une fois posé ce nouveau cadre juridique, explique ce que, selon
elle, seraient les critères de mise en œuvre : « Quant aux circonstances dans lesquelles une
chambre peut imposer, pendant la procédure d’appel, des conditions à une personne libérée à
la suite d’un acquittement, la Chambre d’appel ne juge pas nécessaire d’établir l’existence de
« circonstances exceptionnelles », critère prévu par l’article 81-3-c du Statut aux fins du
maintien en détention à la suite d’un acquittement. Néanmoins, il doit y avoir des raisons
impérieuses justifiant d’imposer des conditions à la personne libérée. En particulier, il
convient de se demander s’il semble y avoir un risque d’évasion qui peut être atténué par des
conditions à la mise en liberté »
37
. Ce raisonnement pêche une fois encore par manque de
base légale.
44. Premièrement, puisque la Chambre d’appel a estimé plus tôt dans son jugement que
les pouvoirs dont elle fait état ensuite qui lui permettraient d’imposer à une personne
acquittée des mesures restrictives de liberté découleraient de l’article 81(3)(c), pourquoi ditelle ensuite qu’elle n’a pas besoin d’appliquer les critères de l’article 81(3)(c) ?

36 ICC-02/11-01/15-1263-AnxA-tFRA, par. 122.
37 ICC-02/11-01/15-1251-Conf-tFRA, par. 54.
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45. Deuxièmement, la Chambre d’appel n’explique pas d’où est originaire cette notion de
« raisons impérieuses », qui n’existe ni dans le Statut de Rome ni dans le Règlement de
procédure et de preuve. En l’absence de tout fondement juridique, ce critère apparaît ressortir
d’un choix arbitraire de la part de la Chambre d’appel.
46. Troisièmement, la Chambre n’explique pas quelle serait la différence entre les
« circonstances exceptionnelles » prévues au Statut et son propre critère, les « raisons
impérieuses ». Or, puisqu’elle s’était écartée de l’application du Statut, la Chambre avait
d’autant plus l’obligation d’expliquer ce que seraient ces « raisons impérieuses ». Le
caractère arbitraire de la notion adoptée par la Chambre ressort d’autant plus en l’absence de
toute explication.
47. Quatrièmement, la Chambre avance l’idée de proportionalité entre l’atteinte aux droits
de la personne et le risque allégué encouru (« toute condition de ce type doit être
soigneusement mise en balance avec les droits de la personne acquittée et doit être conçue de
manière proportionnelle au risque devant être atténué »
38) ; mais il s’agit d’une erreur dans le
raisonnement puisque toute limitation des droits de la personne acquittée et notamment de sa
liberté est par définition incompatible avec les droits de l’homme internationalement
reconnus (cf. supra et infra). Il ne peut donc y avoir de « balance » ou de proportionnalité
lorsqu’il s’agit de violation des droits de la personne, surtout quand aucun risque n’est
effectivement démontré (cf. infra). Par conséquent, parler de « balance » ici équivaut à ouvrir
la porte à une dérogation aux droits humains fondamentaux.
1.2.L’arrêt de la Chambre d’appel du 1er février 2019 est mal fondé car ne reposant sur
aucune base factuelle.
48. Dans leur arrêt du 1
er février 2019, les Juges se contentent d’affirmer que « la
Chambre d’appel considère que l’argument du Procureur selon lequel il existe un risque
d’évasion est fondé. Dans le droit fil de sa jurisprudence relative à mise en liberté provisoire,
la Chambre d’appel est d’avis que la gravité des charges est pertinente aux fins de
l’évaluation du risque de fuite. En particulier, elle renvoie aux nombreuses décisions rendues
en l’espèce dans lesquelles il a été conclu que la gravité des charges et le risque qui s’ensuit

38 ICC-02/11-01/15-1251-Conf-tFRA, par. 54.
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de condamnation à une lourde peine, l’existence d’un réseau de partisans et les moyens dont
dispose Laurent Gbagbo sont de nature à l’inciter à prendre la fuite »
39
.
49. Ces affirmations soulèvent des difficultés à trois niveaux différents.
50. Premièrement, en s’appuyant sur des décisions antérieures de maintien en détention,
la Chambre d’appel ignore un changement radical de circonstances : celui de l’acquittement.
51. Deuxièmement, le simple renvoi par les Juges pour fonder leur décision à des
décisions antérieures de maintien en détention suggère qu’il suffirait que des Juges se soient
prononcés une fois sur le maintien en détention d’une personne, pour que ce maintien en
détention reste justifié ad vitam aeternam. Autrement dit, cela reviendrait à considérer par
exemple que la notion de changement de circonstances, ou que toute circonstance tenant à la
personne, telle que maladie, âge, etc. n’est pas pertinente. Suivre les Juges reviendrait à
considérer la détention comme la règle et la liberté comme exception et à admettre le
renversement de facto de la charge de la preuve, puisque ce serait dès lors à la Défense qu’il
appartiendrait de démontrer que la personne doit être remise en liberté.
52. Troisièmement, la Chambre d’appel n’explique pas quelles seraient concrètement et
précisément les « raisons impérieuses » qui commanderaient de limiter la liberté de Laurent
Gbagbo. Les Juges parlent de risque de fuite sans jamais le démontrer et sans jamais même
donner des éléments d’information au soutien de leur position ; les Juges parlent de
l’existence d’un réseau sans jamais donner la moindre information qui permettrait de
comprendre sur la base de quels faits les Juges ont pu estimer qu’il pourrait exister un réseau.
53. Le procédé par lequel les Juges d’appel se sont contentés de renvoyer à des décisions
de maintien en détention antérieures est non seulement problématique sur le principe (cf.
supra), mais l’est aussi parce que les paragraphes des décisions auxquels ils font référence ne
donnent aucun élément factuel concret permettant de vérifier l’existence d’un risque de fuite
ou d’un réseau : les références listées en note du bas de la page 149 de l’arrêt, renvoient
toutes à des paragraphes où sont uniquement évoqués des critères théoriques de maintien en
détention et où il n’est pas discuté de circonstances factuelles concrètes qui pourraient fonder

39 ICC-02/11-01/15-1251-Conf-tFRA, par. 59.
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des « raisons impérieuses » justifiant une limitation à la liberté. Rien dans l’arrêt, ni dans le
corps du texte, ni dans les notes de bas de page, ni dans les références, ne permet à la Défense
d’identifier le moindre fait sur le lequel la Chambre d’appel aurait pu s’appuyer pour justifier
de l’existence de « raisons impérieuses ».
54. Par conséquent, en proposant une argumentation minimaliste tant sur le droit que sur
les faits pour justifier la limitation de la liberté de Laurent Gbagbo, la Chambre d’appel n’a
pas satisfait aux exigences minimales de motivation d’une décision judiciaire, seule barrière
contre le risque de l’arbitraire. Or, l’arbitraire, lorsqu’il s’agit de la liberté d’un homme
acquitté, est contraire à toutes les exigences du respect de l’état de droit et de l’équité.
1.3.L’incompatibilité de l’Article 81(3)(c) du Statut de Rome avec les droits de l’homme
internationalement reconnus.
55. Il convient de relever que la construction juridique inventée par la Chambre d’appel
lui permet de ne pas se placer dans le cadre du Statut de Rome, de ne pas se placer dans le
cadre de l’Article 81(3)(c) et donc ne jamais avoir à trancher de manière claire la
compatibilité de l’Article 81(3)(c)(i) avec les droits de l’homme internationalement reconnus.
56. Or, l’unique cadre juridique applicable à l’issue d’un acquittement est celui prévu à
l’Article 81(3)(c) du Statut de Rome. Mais, il faut noter que même cette disposition est
clairement incompatible avec les droits de l’homme internationalement reconnus, puisqu’elle
permet d’imposer des mesures restrictives de liberté à une personne acquittée et ce, hors de
tout cadre autorisé par les textes internationaux qui traitent de la question.
57. Par conséquent, toute utilisation de l’Article 81(3)(c)(i) est contraire à la
jurisprudence internationale des droits de l’homme et constitue une atteinte aux droits de
l’acquitté. Or le Statut doit être interprété et appliqué, surtout quand il s’agit des droits les
plus essentiels de l’individu, en fonction de la jurisprudence internationale des droits de
l’homme, afin qu’il soit compatible avec les « droits de l’homme internationalement
reconnus ». C’est la raison d’être de l’Article 21(3) et l’explication de sa présence dans le
Statut. C’est en suivant cette approche fondée sur les droits de l’homme internationalement
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reconnus que la Chambre de première instance dans sa décision orale du 16 janvier 201940 a
ordonné la libération immédiate et sans condition de Laurent Gbagbo.
58. C’est d’ailleurs en se fondant sur la lettre et l’esprit de l’Article 5 de la CEDH, que la
Chambre Spécialisée de la Cour Suprême du Kosovo a rejeté la proposition visant à ce
qu’une règle reprenant quasiment à l’identique l’Article 81(3)(c)(i) du Statut de Rome soit
insérée dans le Règlement de procédure et de preuve des Chambres Spécialisées du Kosovo.
La Chambre spéciale de la Cour Suprême a estimé qu’il n’existait aucune règle, ni dans la
Constitution du Kosovo ni dans la jurisprudence des droits de l’homme, qui permettrait de
maintenir en détention une personne acquittée41. La Chambre d’appel dans son arrêt du 1
février 2019 relevait d’ailleurs l’existence de cette décision42
.
59. Ce constat d’incompatibilité aurait donc dû conduire la Chambre d’appel à conclure
qu’il n’existe aucune base juridique permettant d’imposer à Laurent Gbagbo, après son
acquittement, des mesures restrictives de liberté et aurait dû la conduire à confirmer, à la suite
de la Chambre de première instance, sa mise en liberté immédiate.
2. Les conséquences de l’arrêt du 1er février 2019 sont « manifestement
insatisfaisantes » puisqu’elles reviennent à priver Laurent Gbagbo d’une partie
importante de ses droits humains et civils fondamentaux et partant, sont une
atteinte à sa dignité humaine.
60. Aujourd’hui, la liberté de Laurent Gbagbo est limitée et il ne peut exercer certains de
ses droits les plus fondamentaux. Cette situation découle directement de l’arrêt de la Chambre
d’appel qui a imposé des conditions à la liberté des deux acquittés et ce, quel que soit le lieu
où ils pourraient se trouver. Pour éviter notamment un « risque de fuite », la Chambre d’appel
a décidé de limiter la liberté des deux acquittés et de les garder en quelque sorte sous sa main,
et d’instaurer un régime de surveillance et de vérification du respect des conditions mises à
leur liberté. La question en débat ici est donc celle de la conditionalité de la liberté dans son
principe. La question ici n’est pas d’examiner les conditions mises au séjour de tel ou tel

40 ICC-02/11-01/15-T-234-FRA ET, p. 1, l. 20-24.
41 Chambre Spécialisée de la Cour Suprême du Kosovo, Judgment on the Referral of the Rules of Procedure and
Evidence Adopted by Plenary on 17 March 2017 to the Specialist Chamber of the Constitutional Court Pursuant
to Article 19(5) of Law no. 05/L-053 on Specialist Chambers and Specialist Prosecutor’s Office, 26 avril 2017,
par. 205.
42 ICC-02/11-01/15-1251-Conf-tFRA, par. 50.
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ICC-02/11-01/15 18/22 7 octobre 2019
acquitté par tel ou tel Etat. En effet, la Chambre d’appel a décidé d’autorité de poser des
limitations applicables partout dans le monde à la liberté de Laurent Gbagbo.
61. Autre chose sont les conditions mises par les autorités Belges au séjour en Belgique
de Laurent Gbagbo : les autorités Belges étaient libres d’imposer des conditions à ce séjour,
et ce n’est pas ce que Laurent Gbagbo conteste ; il conteste le principe de limitation
universelle de sa liberté imposé par la Chambre.
62. Laurent Gbagbo a accepté les conditions mises à son séjour en Belgique puisqu’il
voulait rejoindre sa famille pour jouir de son droit à une vie familiale normale. Mais Laurent
Gbagbo n’a pas pour autant renoncé à faire valoir devant la Chambre d’appel son droit à une
liberté complète. Autrement dit, le fait d’avoir accepté, pour des raisons familiales, de
respecter les conditions particulières qui lui ont été imposées pour résider en Belgique
n’entraîne pas ipso facto qu’il ait renoncé au principe de son droit à la liberté, et par
conséquent de son droit à se rendre dans tout Etat qui l’accepterait. C’est pourquoi, il
demande à la Chambre d’appel aujourd’hui de dire qu’il peut être libre d’aller où il le
souhaite, par exemple dans son propre pays, ou dans un pays qui ne poserait aucune condition
à son séjour.
63. L’enjeu ici est donc bien celui du respect absolu de la liberté d’un acquitté par la Cour
pénale internationale. Une fois que la Chambre d’appel aura restitué à Laurent Gbagbo
l’ensemble de ses droits, il sera libre de discuter avec quelqu’Etat que ce soit de la possibilité
de se rendre ou de séjourner dans cet Etat (y compris la Belgique). Aujourd’hui, du fait de
l’existence des conditions mises par les Juges au séjour de Laurent Gbagbo dans n’importe
quel pays – conditions qui sont autant d’atteintes à ses droits –, Laurent Gbagbo ne peut
quitter la Belgique.
64. Les droits humains fondamentaux de Laurent Gbagbo, intrinsèquement liés à la
personne de l’intéressé, qui font l’objet d’une limitation du fait de l’arrêt de la Chambre
d’appel du 1er février 2019 sont les suivants : le droit de choisir le pays où vivre, le droit
d’aller et venir librement, le droit de s’exprimer librement, le droit à une vie familiale
normale et le droit au respect de sa vie privée. Les droits civils et politiques qui font l’objet
d’une limitation du fait de l’arrêt de la Chambre d’appel sont les suivants : le droit de
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ICC-02/11-01/15 19/22 7 octobre 2019
s’exprimer en tant que militant ou responsable politique, le droit de participer publiquement à
la détermination du programme d’un parti politique, le droit de participer à des meetings
politiques, le droit de participer à des émissions radio, télévisées, dans lesquelles il serait fait
mention de sa carrière politique ou de sa vision politique, le droit de pouvoir répondre aux
questions de journalistes ou d’historiens concernant sa carrière ou sa vision politique, le droit
de donner sa vision de la réconciliation. Ces droits civils et politiques dont Laurent Gbagbo
est privé sont constitutifs de ce qu’est la citoyenneté. Autrement dit, la Chambre d’appel a
fait de Laurent Gbagbo, acquitté, un non-citoyen.
65. Or nous parlons ici du promoteur de la démocratie en Côte d’Ivoire, de l’instaurateur
du multipartisme, du héraut de la liberté contre le régime de parti unique. Il est important de
rappeler que c’est parce qu’il était l’opposant principal et le défenseur principal de la
démocratie en Côte d’Ivoire que Laurent Gbagbo a été emprisonné par le Premier Ministre
Ouattara en 1992 et qu’il a payé ensuite cet engagement démocratique de 6 ans d’exil. Voilà
pourquoi Laurent Gbagbo est non seulement une personnalité centrale de la vie politique
ivoirienne mais encore un symbole d’émancipation et de liberté dans toute l’Afrique. Le
Procureur a d’ailleurs reconnu lors de l’ouverture du procès que : « Il s’est battu pour la
démocratie en se battant pour avoir des élections multipartites. Il a passé des années en
prison, des années dans l’opposition avant d’arriver, enfin, à la Présidence de la Côte
d’Ivoire »
43
.
66. Personnalité majeure de la vie politique ivoirienne, figure populaire dans toute
l’Afrique, Laurent Gbagbo est au cœur du processus de réconciliation en Côte d’Ivoire. Des
personnalités de tous bords, responsables politiques, membres de la société civile, réclament
depuis son acquittement qu’il participe activement à la vie publique du pays et à la
réconciliation. Les responsables ivoiriens, y compris le Président Bédié, l’ancien allié
d’Alassane Ouattara, ont publiquement appelé de leurs vœux la participation du Président
Gbagbo à ce processus. Le 15 janvier 2019, le Président Bédié affirmait que : « c’est une
bonne chose pour la réconciliation et la paix. J’ai dit que 7 ans passés en prison alors que le
jugement ne trouvait pas d’issue, qu’il fallait y mettre fin, donc, l’acquitter »
44
. Le 14

43 ICC-02/11-01/15-T-9-FRA ET, p. 59, l. 15-17.
44 Presse Côte d’ivoire, Libération de Laurent Gbagbo et Charle Blé Goudé : “C’est une bonne chose pour la
réconciliation et la paix” (Bédié), en date du 15 janvier 2019 : https://www.pressecotedivoire.fr/article/746-
liberation-de-laurent-gbagbo-et-charle-ble-goude-cest-une-bonne-chose-pour-la-reconciliation-et-la-paix-bedie
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ICC-02/11-01/15 20/22 7 octobre 2019
septembre 2019, Sam l’Africain, qui fut un témoin central de l’Accusation (mentionné à 154
reprises dans son DDC du 13 janvier 201445 ; à 147 reprises dans son PTB du 16 juillet
201546 et à 10 reprises dans le corps du mid-trial brief et dans 101 notes de bas de pages de ce
mid-trial brief47 du 19 mars 2018), indiquait que « Je me rends compte aujourd’hui que les
ivoiriens ont soif de la réconciliation. Ils ont soif du retour du Président Laurent Gbagbo. Ils
sont ici nombreux pour démontrer leur amour au Président Laurent Gbagbo, à la paix et à la
réconciliation »
48
.
67. Maintenir aujourd’hui le principe des limitations posées à la liberté de Laurent
Gbagbo et à l’exercice de ses droits revient pour la Cour à lui interdire toute participation à la
vie publique ivoirienne et à l’empêcher de participer au processus de réconciliation que
l’opinion publique appelle de ses vœux.
68. Il est d’autant plus crucial que soient respectés les droits de Laurent Gbagbo,
notamment ses droits civils et politiques de citoyen ivoirien, que s’ouvre une période
politique importante pour le pays et pour la réconciliation, celle de la préparation des
élections présidentielles de 2020.
69. Le maintien du régime restrictif de liberté aurait dans ce contexte pour conséquence
d’interdire à Laurent Gbagbo de jouer un rôle dans la vie publique et dans la réconciliation de
son pays. Cela lui interdirait par exemple de participer d’une manière ou d’une autre aux
élections présidentielles à venir. Laurent Gbagbo pourrait en effet, à la demande de
responsables politiques du pays, être amené à participer à la campagne ou même être amené,
par hypothèse, à poser sa propre candidature. Si tel était le cas, le régime restrictif de liberté
mis en place par les Juges de la Chambre d’appel, s’il était maintenu, interdirait à Laurent
Gbagbo de participer à la campagne présidentielle. Etant empêché par les Juges de la
Chambre d’appel de quitter le territoire Belge et de se rendre en Côte d’Ivoire, Laurent
Gbagbo est de facto empêché par eux de participer à la vie publique de son pays.

45 ICC-02/11-01/11-592-Conf-Anx2 ; ICC-02/11-01/11-592-Conf-Anx2-Corr2, notifié le 20 janvier 2014.
46 ICC-02/11-01/15-148-Conf-Anx2 ; ICC-02/11-01/15-148-Conf-Anx2-Corr, notifié le 28 juillet 2015.
47 ICC-02/11-01/15-1136-Conf-Anx1 ; ICC-02/11-01/15-1136-Conf-Anx1-Corr3, notifié le 14 juin 2018.
48 L’Intelligent d’Abidjan, Sam l’Africa (Pdt Nacip) : « Les ivoiriens démontrent ainsi leur amour au Président
Gbagbo, à la paix et à la réconciliation », en date du 17 septembre 2019 :
https://www.lintelligentdabidjan.info/news/sam-lafrica-pdt-nacip-les-ivoiriens-demontrent-ainsi-leur-amour-aupresident-gbagbo-a-la-paix-et-a-la-reconciliation/.
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70. Le maintien des conditions restrictives de liberté aurait concrètement pour
conséquence d’empêcher Laurent Gbagbo de jouir pleinement de ses droits de citoyen, sans
qu’aucune raison ne justifie une telle situation. En outre, le maintien des conditions
restrictives de liberté conduirait la Chambre d’appel, et donc la Cour pénale internationale en
tant qu’institution, à s’ingérer, du simple fait de l’existence de l’arrêt du 1er février 2019 et
des conséquences qu’a cet arrêt pour Laurent Gbagbo, dans la vie politique de la Côte
d’Ivoire, et à interférer ainsi dans la réconciliation nationale.
71. L’on peut donc constater que les conséquences de l’arrêt du 1er février 2019 sont très
manifestement insatisfaisantes en ce qu’elles empêchent Laurent Gbagbo d’exercer ses droits
d’homme et de citoyen.
72. Il est possible de prendre la question sous un autre angle : acquitté de toutes les
charges portées contre lui, Laurent Gbagbo n’est pas pour autant libre du fait de l’arrêt du 1er
février 2019, puisque, ne pouvant exercer les droits qui fondent la liberté de l’homme, il a été
placé par la Chambre d’appel en position de dépendance. Or, premièrement, l’absence totale
de liberté est en contradiction absolue avec la notion d’acquittement. Deuxièmement, en
réalité, c’est comme si au lieu d’être détenu entre quatre murs, il était détenu dans un
périmètre plus vaste, mais toujours détenu. De ce point de vue aussi, il n’y a pas liberté.
73. Une telle situation, déjà injustifiable aux yeux du droit (cf supra section 1), ne peut
perdurer sous peine de réduire la personne visée à ne plus être ni un citoyen, ni un être social
puisqu’elle est désormais privée de tout ce qui constitue l’homme parmi les êtres humains. A
présent que le Procureur a confirmé son intention de faire appel du Jugement
d’acquittement49, le maintien du régime restrictif de liberté ordonné par la Chambre d’appel
le 1er février 2019 aurait pour conséquence de priver Laurent Gbagbo de ses droits pour de
longs mois encore, pendant le déroulé de la procédure d’appel et la rédaction du Jugement
d’appel.
74. Ici, le passage du temps est un élément essentiel pour évaluer l’ampleur et les
conséquences d’une violation des droits de Laurent Gbagbo. S’il advenait que la Chambre

49 ICC-02/11-01/15-1270 ; ICC-02/11-01/15-1270-Corr.
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d’appel maintienne sa décision du 1er février 2019 – décision qui est manifestement sans base
légale – et ce, pour une durée considérable, elle engagerait la responsabilité de la Cour pénale
internationale comme organisation internationale, pour la violation caractérisée dans le temps
des droits de Laurent Gbagbo, violation qui pourrait être assimilable à une détention
arbitraire.
PAR CES MOTIFS, PLAISE À LA CHAMBRE D’APPEL, DE:
– Reconsidérer l’arrêt du 1er février 2019.
Et en conséquence,
– Ordonner la mise en liberté immédiate et sans condition de Laurent Gbagbo.
__ _____________________________
Emmanuel Altit
Conseil Principal de Laurent Gbagbo
Fait le 7 octobre 2019 à La Haye, Pays-Bas

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