Le Festival de Cannes face à la déferlante du streaming

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2018 restera comme l’année de la reconnaissance pour les services de vidéo à la demande. Dans la brèche ouverte par Netflix, toute une génération de nouveaux acteurs vient déboulonner le cinéma traditionnel. Mais leur agressivité offre aussi des opportunités aux audacieux. Une lecture attentive du scénario en cours.

Une vraie soirée de gala ! Pour le lancement français de la saison 2 d’« American Gods », diffusée depuis le 11 mars sur sa plate-forme, Amazon Prime Video avait fait les choses en grand : avant-première au Royal Monceau en compagnie des acteurs, tout juste arrivés de leur soirée de promotion à Londres la veille, champagne et petits fours en prélude à la présentation à la presse et aux blogueurs des deux premiers épisodes de cette série baroque adaptée du best-seller de Neil Gaiman.

À la sortie du palace, des groupies piaffaient d’impatience à l’idée d’échanger quelques banalités avec le beau gosse de l’équipe, Ricky Whittle – pas vraiment Leonardo DiCaprio, mais une star suffisamment connue des fans de SVoD (vidéo à la demande en streaming) pour susciter de telles bouffées d’enthousiasme. Quelques jours plus tard, les couloirs du métro parisien se transformaient en zone d’affrontement entre les deux géants du streaming, les dieux tapageurs d’« American Gods » défiant les jeunes amoureux de Paris est à nous, le film expérimental français de Netflix supposé attirer les Millennials.

Un tremblement de terre

On ne peut désormais plus y échapper : ces derniers mois, les services de SVoD ont gagné tant de batailles, économiques ou symboliques, qu’ils sont devenus des membres incontournables de l’univers du divertissement, provoquant un tremblement de terre dans le métier. Du réalisateur Pierre Jolivet, qui dénonce un « engrenage » si menaçant pour la création qu’il en devient un « enjeu de civilisation », au producteur Nathanaël Karmitz qui fustige les « prédateurs du cinéma » , les critiques fusent.

Comme celle de François Aymé, président de l’Association française des cinémas Art et Essai, qui dans une tribune très commentée a pris à partie les « traîtres » coupables de collaborer avec Netflix, des frères Coen (auteurs du formidable western-feuilleton La Ballade de Buster Scruggs) à Alfonso Cuarón.

Le film en noir et blanc du Mexicain, Roma, n’a cessé de faire grincer des dents depuis son Lion d’or à la Mostra de Venise et ses trois Oscars – un fâcheux précédent pour beaucoup de professionnels puisque le film n’a bénéficié que d’une sortie limitée en salle. « Netflix ne joue pas le jeu donc nous ne pouvons l’accepter dans le Festival », martelait encore le directeur général Thierry Frémaux le 18 avril, lors de l’annonce de la sélection cannoise.

Sortir des schémas traditionnels
Au cinéma aussi, les « barbares » – comme on nommait dans les années 2000 les pure players d’Internet déterminés à dynamiter le système – sont donc désormais dans la place, et brouillent les limites entre grand et petit écrans. Désormais, deux films aussi proches que La Mule, de Clint Eastwood, et The Old Man and the Gun – dernier rôle avant la retraite d’un Robert Redford craquant en papi braqueur -, peuvent sortir respectivement en salle et en streaming, selon des considérations qui ont peu à voir avec leur valeur artistique.

Si le second est accessible en France aux abonnés Prime d’Amazon (100 millions dans le monde), c’est parce que le groupe a racheté les droits à EuropaCorp lorsque ce dernier a stoppé son activité de distribution. « On a p référé le sortir tout de suite en ligne pour profiter du buzz du César d’honneur décerné à Redford et des bonnes critiques aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, plutôt que de le diffuser en salle et attendre trente-six mois pour le streaming », précise Emilie Marneur, responsable des acquisitions pour la France, l’Italie et l’Espagne chez Amazon.

Idem pour The Wife, avec l’impeccable Glenn Close, en exclusivité sur Amazon après quelques semaines en e-cinéma sur TF1. Le spectaculaire Cold War de Pawel Pawlikowski, au contraire, s’est offert sur grand écran. « On regarde au cas par cas ce qui est mieux pour chaque film », insiste Emilie Marneur.

L’insolence de Hulu
Certains nouveaux venus n’ont plus de scrupules à enterrer leurs prédécesseurs. Si Netflix fait profil bas, Hulu peut se montrer féroce . Dans une publicité choc diffusée durant les 70e Emmy Awards, l’an dernier, la plate-forme déclarait franchement son intention de « ruiner la télévision traditionnelle » – rires jaunes en pleine fête de la profession.

Dans ce spot hilarant, des people du divertissement américain raillent les consommateurs trop conservateurs pour envisager de passer du vol en classe éco à celui en business pour le même prix, du placard étriqué au dressing, du lit riquiqui au king size… La morale est cruelle : on n’arrête pas le progrès, et il s’incarne dans les plates-formes qui assurent choix et confort au spectateur. « C’est une tendance de fond irrépressible, nous explique depuis Los Angeles Elaine Paul, directrice financière de Hulu. Chez nous, les clients peuvent décider s’ils veulent du live ou du différé, des programmes avec ou sans publicité, dans leur salon ou en mobilité. »

5,99 dollars pour le service de base, le plus populaire. Irrésistible ! Aux Etats-Unis, son unique marché, la plate-forme progresse plus vite que Netflix. Dotée d’un actionnaire majoritaire puissant et stable pour la première fois de son histoire – Disney en contrôle 66% depuis le rachat de la 21st Century Fox et négocierait désormais pour racheter les 30% de Comcast – elle « explore des pistes à l’international », confirme sa CFO.

Peu importe le médium
Comme le résume Capucine Cousin dans Netflix & Cie, les coulisses d’une (r)évolution (éd. Armand Colin), les plates-formes « déroulent le tapis rouge pour collaborer avec les grands noms d’Hollywood : gros budget, conditions royales, promesse d’une distribution mondiale ».

Martin Scorsese – dont le long-métrage The Irishman, qui aurait coûté 125 millions de dollars, arrivera sur Netflix à l’automne -, Leonardo DiCaprio, George Clooney ont signé avec Hulu. Spike Lee, Steven Soderbergh, Guillermo del Toro roulent pour Netflix. Damien Chazelle, M. Night Shyamalan, J. J. Abrams et même Steven Spielberg, qui a mené, en vain, le combat contre Netflix aux Oscars, rejoignent la nouvelle plate-forme d’Apple, Apple TV+.

Au risque de se faire des ennemis, George Clooney martèle que peu lui importe le médium : « Ce qui compte, c’est la qualité des projets et les possibilités offertes. Or la télévision diffuse des choses incroyables. » Le cinéaste danois Nicolas Winding Refn (Drive), dont les épisodes 4 et 5 de la série-événement « Too Old to Die Young » produite par Amazon Prime seront présentés hors compétition à Cannes, enfonce le clou : « Après avoir connu les libertés narratives du streaming, quand on se retrouve confronté aux contraintes du cinéma, on réalise combien les films ont été limités par leur modèle traditionnel de production. »

Contre toute attente, le Festival va même donner l’occasion au chouchou de la Croisette de défendre cette position iconoclaste lors d’une masterclass sur la coopération avec les plates-formes ! Georgia Brown, recrutée il y a dix-huit mois pour doper les productions Amazon locales en Europe, abonde dans ce sens : « Nous offrons la possibilité de formats innovants, parfois inédits, comme des épisodes d’une trentaine de minutes dans une série policière. » Comme dans « Homecoming », l’intrigante série maison qui a permis à Julia Roberts de faire, récemment, ses débuts sur petit écran.

Un potentiel d’audience qui fait rêver
En France aussi, les digues se lézardent face à la force de frappe de Netflix et consorts. « On fait des films pour qu’ils soient vus, et les plates-formes nous le permettent à une échelle inégalée », s’exclament de concert les producteurs de Nolita Cinéma, Maxime Delauney et Romain Rousseau.

« Notre comédie ‘Il a déjà tes yeux’ avait réalisé 1,4 million d’entrées en France, on l’avait vendue en salle en Allemagne, Belgique, Autriche et dans huit pays africains, mais les distributeurs d’Europe du Sud, du Moyen-Orient ou d’Asie refusaient le film pour la simple raison que son acteur principal est noir. Le vendre à Netflix a été une sublime opportunité pour le faire connaître dans le reste du monde. »

Malgré cette éternelle frustration : les plates-formes ne communiquent pas les audiences, même aux principaux intéressés ! Netflix vient juste de commencer à publier les scores de certains programmes très populaires. Pour réaliser La Femme la plus assassinée du monde, l’ex-producteur Franck Ribière s’est tourné vers Netflix, faute de séduire les guichets traditionnels avec son film de genre – Anna Mouglalis y interprète une vedette du Grand-Guignol dans le Pigalle des années 30.

« Dès sa sortie, en septembre 2018, mon premier long de fiction a été visible par 130 millions de personnes, alors qu’il aurait fait quelques milliers d’entrées en salle ! » se félicitait-il lors d’un débat Les Eclaireurs organisé par les Espaces culturels E. Leclerc sur le thème brûlant : « Les géants du numérique signent-ils la mort du cinéma français ? »

« Soyez créatifs ! »
Même satisfaction chez Denis Dercourt, passé du long-métrage plutôt étiqueté « film d’auteur » (La Tourneuse de pages, Demain dès l’aube) à « Deutsch-les-Landes », une série comique diffusée fin 2018 sur Amazon Prime Video. Ce premier projet original en France du groupe de Jeff Bezos, arrivé par la petite porte dans l’Hexagone deux ans plus tôt, entendait surfer sur l’esprit de Bienvenue chez les Ch’tis (recrutant les mêmes scénaristes !) mais a été descendu par la critique. Il n’a pas pour autant laissé un mauvais souvenir au réalisateur, loin de là.

« J’ai bénéficié d’une liberté totale et on a sacrément improvisé avec les actrices Marie-Anne Chazel et Sylvie Testud. Le seul mot d’ordre était : soyez créatifs ! Du pur bonheur, à condition d’être capable de tourner vite et avec des normes quasi industrielles. »

La productrice de la série, Sandra Ouaiss, alors chez Newen, a aussi plutôt apprécié : « Amazon n’a rejoint l’aventure que comme complément de financement d’un projet déjà largement payé par un autre nouvel entrant, Deutsche Telekom. Avec le studio allemand Bavaria, nous avons chez Newen gardé la maîtrise du processus. »

Un processus de création ultracontrôlé
Contrairement à Netflix, dont le degré d’interventionnisme fait souvent peur, Amazon délègue à ce jour la fabrication à des producteurs triés sur le volet tout en contrôlant le produit fini. Les conditions de production sont détaillées à l’extrême dans le contrat : date de diffusion, rétroplanning, les trois allers-retours pour amender le scénario, les trois autres pour le montage, etc. « Autant les négociations initiales peuvent être tendues, surtout par rapport aux pratiques très codifiées en France, autant la collaboration est fluide une fois le projet lancé. Tout le monde se met en ordre de marche et respecte ses engagements. »

Désormais en charge des productions internationales chez Elephant, Sandra Ouaiss regrette néanmoins que certaines décisions finales aient été prises à Londres, voire à Los Angeles, sans considérer les spécificités hexagonales. Elle n’a pas eu son mot à dire sur la bande-annonce, l’affiche, la langue – toute l’équipe déplore que le doublage ait été préféré à la version originale sous-titrée. Pas de quoi décourager un Cédric Klapisch, qui a créé la surprise en annonçant l’adaptation de son film-culte L’Auberge espagnole en mini-série pour Amazon.

Disney et Apple arrivent
Ce n’est sans doute que le début des ralliements. Plusieurs professionnels le confirment : Apple « commence à regarder les projets en France », où son service sera disponible à l’automne.

Disney, qui lancera son site Disney+ au mois de novembre aux Etats-Unis (puis en Europe de l’Ouest dans la foulée), n’offrira en revanche pas d’opportunités aux acteurs locaux – il n’hébergera que des mégacontenus maison : les franchises Star Wars et Marvel, toute la collection Pixar, les 30 saisons des Simpsons, les légendaires Cendrillon, Bambi ou Peter Pan aujourd’hui archivés, les programmes National Geographic, sans oublier 25 séries et dix films originaux dès la première année. De quoi réconcilier les fans d’Avengers, d’Alien, de High School Musical et d’Avatar… pour moins de 7 dollars par mois.

Face à cette offre XXL, WarnerMedia (AT&T) devrait dégainer en 2020. Et, après-demain, pourquoi pas le chinois iQiyi, qui « se voit bien partir à la conquête des Etats-Unis », souligne Capucine Cousin. Il a déjà commandé sa première série originale au réalisateur Chen Kaige (Adieu ma concubine).

Démêler une offre pléthorique
Y aura-t-il de la place pour tous ? Selon S&P Global Market Intelligence, Netflix a pris une longueur d’avance en concentrant 52% des 6 milliards d’euros de recettes générés par la SVoD dans dix-huit pays européens l’an dernier, devant Amazon – leader en Allemagne – qui a grignoté 21% du marché. Mais la situation est tout sauf figée.

« Aux Etats-Unis, 60% des foyers sont abonnés à au moins un service de SVoD, contre 43% en Grande-Bretagne et 20% en France, explique David Sidebottom, analyste Entertainment & Media chez le consultant britannique Futuresource. À plus long terme, nous prévoyons que les Américains auront trois abonnements, et les Européens plutôt deux. »

Reste à savoir comment le spectateur se retrouvera dans cette offre débordante, à moins d’imaginer « un moyen d’agréger les offres dans un outil de recherche unique », comme le préconise David Sidebottom. Dis, Siri, Google ou Alexa, où vais-je donc pouvoir visionner le 226e épisode de « Friends » ?

La mort des salles ?
Les plates-formes de streaming cannibalisent-elles les cinémas ? C’est LA question qui traumatise la profession. Depuis 2009, les entrées en salle dépassent les 200 millions en France, contre 116 millions au creux de 1992. En 1998, grâce au triomphe de Titanic, aux multiplexes, à la rénovation des salles, la tendance est durablement repartie à la hausse. L’institut d’études Vertigo vient pour la première fois de mesurer l’impact de la SVoD sur les grandes familles de cinéphiles.

Conclusion : à ce jour, il existe une très forte affinité entre le public des plates-formes et celui des salles, les habitués de la SVoD étant même à 54,8% des spectateurs « habitués », ceux qui fréquentent au moins une fois par mois le cinéma. Les jeunes n’ont pas réduit leur fréquentation, à l’opposé des 25-49 ans, très actifs, avec parfois des familles à charge, qui n’ont ni argent ni temps pour les loisirs.

Neuf mois de révolution
8 septembre 2018 : À la Mostra de Venise, le Lion d’or est attribué à Roma, d’Alfonso Cuarón, financé par Netflix.

18 septembre : Aux 70es Emmy Awards, la série « Mme Maisel, femme fabuleuse » d’Amazon Prime Video gagne huit statuettes, dont celles de la meilleure série comique, du meilleur scénario, de la meilleure réalisation et de la meilleure actrice pour Rachel Brosnahan.

30 novembre : Amazon Prime Video diffuse sa première production originale française, « Deutsch-les-Landes ».

7 janvier 2019 : Aux 76es Golden Globes, Roma est sacré meilleur film non anglophone et meilleur scénario. Glenn Close rafle le prix de la meilleure actrice pour The Wife d’Amazon Prime Video. Dans les séries, Netflix est récompensé pour « La Méthode Kominsky » (meilleure série comique et meilleur acteur dans une série comique pour Michael Douglas), Amazon Prime Video pour « Mme Maisel, femme fabuleuse » (meilleure actrice).

8 janvier : Hulu annonce 25 millions d’abonnés aux Etats-Unis (+ 8 millions sur l’année).

25 janvier : Netflix devient membre de la MPAA, la Motion Picture Association of America, l’organisme qui régule Hollywood.

2 février : Amazon achète cinq films au festival de Sundance, record historique pour un studio. Facture : 47 millions de dollars.

13 février : Amazon Prime Video annonce la production de plus de 20 nouvelles séries originales, dont six en Inde et cinq au Mexique.

14 février : Netflix annonce 5 millions d’abonnés en France et dépasse Canal+.

25 février : Nommé dans dix catégories, Roma reçoit trois Oscars : meilleur réalisateur, meilleur film en langue étrangère et meilleure photographie.

27 février : En Grande-Bretagne, la BBC et ITV annoncent la création de leur portail de streaming vidéo, BritBox.

12 mars : Canal+ présente Canal+ Séries, qui propose des séries en exclusivité, surtout pour les jeunes.

20 mars : Grâce au rachat de la 21st Century Fox, Disney devient majoritaire au capital de Hulu.

25 mars : Apple dévoile son service de vidéo à la demande en streaming Apple TV+ qui sera lancé cet automne dans plus de 100 pays, dont la France.

25 mars : L’Autorité de la concurrence examine Salto, le service commun à TF1, M6 et France Télévisions présenté en juin.

3 avril : Suite à la demande de Steven Spielberg (photo) d’exclure Netflix des Oscars, le département de la Justice informe qu’une telle limitation violerait la législation antitrust. L’Académie obtempère le 24 avril.

11 avril : Disney annonce le lancement de son service de streaming Disney+ aux Etats-Unis le 12 novembre. Il sera disponible partout dans le monde dans les deux ans.

16 avril : Netflix a 148,9 millions d’abonnés payants.

18 avril : Pas de film en compétition à Cannes pour Netflix, mais un (Wounds) sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs. Et deux épisodes de la série de Nicolas Winding Refn pour Amazon Prime, « Too Old to Die Young », seront présentés hors compétition.

Isabelle Lesniak

Retrouvez l’article sur lesechos.fr

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