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Le 16 septembre 2023, le Mali, le Burkina Faso et le Niger annonçaient la création de l’Alliance des États du Sahel (AES) à travers la « Charte du Liptako-Gourma ». Deux ans plus tard, l’alliance s’est muée en confédération politique et militaire, marquant une rupture nette avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Si ses promoteurs en font l’étendard d’une souveraineté retrouvée, le bilan reste contrasté. Et pour la Côte d’Ivoire, pays frontalier du Mali et partenaire économique majeur de la sous-région, les conséquences sont loin d’être anecdotiques.
Une sécurité toujours précaire aux portes de la Côte d’Ivoire
L’AES avait pour objectif premier de mutualiser les moyens militaires afin de contenir la progression des groupes armés. En janvier 2025, les autorités ont annoncé la mise sur pied d’une force conjointe de 5 000 soldats. Pourtant, la réalité sur le terrain est tout autre : les attaques djihadistes se poursuivent, notamment dans la zone des trois frontières. Au Mali comme au Niger, les convois militaires sont régulièrement pris pour cible et les civils paient un lourd tribut, avec plus de trois millions de déplacés internes recensés.
Pour Abidjan, cette instabilité constitue une menace directe. Depuis 2020, la Côte d’Ivoire a déjà connu des incursions djihadistes dans le nord, à la frontière malienne et burkinabè. Les zones de Kong, Kafolo et Téhini rappellent combien l’onde de choc du Sahel peut franchir la frontière ivoirienne. La capacité réelle de l’AES à contenir la menace déterminera donc en partie la sécurité de la Côte d’Ivoire et du Golfe de Guinée.
Des choix économiques qui pèsent sur les échanges régionaux
Sur le plan économique, les trois États de l’AES ont choisi la voie de la souveraineté sur leurs ressources naturelles. Le Niger a nationalisé la Somaïr en juin 2025, jusque-là exploitée par le groupe français Orano, et le Burkina a adopté un nouveau code minier renforçant la part de l’État dans les revenus aurifères. Ces décisions renforcent l’image de rupture, mais elles inquiètent les investisseurs et fragilisent les échanges commerciaux.
Pour la Côte d’Ivoire, premier exportateur mondial de cacao et hub logistique régional, la question des corridors est centrale. Le Niger dépend aujourd’hui du pipeline vers le Bénin, mais toute perturbation politique ou sécuritaire pourrait rediriger une partie du trafic vers les ports ivoiriens. De même, l’instabilité chronique au Burkina Faso impacte la fluidité des échanges terrestres entre Abidjan et Ouagadougou, un axe vital pour les deux économies.
La crise alimentaire régionale, qui touche plus de 50 millions de personnes en Afrique de l’Ouest et centrale, alourdit également la pression sur les pays côtiers. Des mouvements migratoires accrus en provenance du Sahel sont à anticiper, avec des répercussions sociales et économiques pour la Côte d’Ivoire.
Diplomatie : fracture régionale et repositionnement ivoirien
L’annonce du retrait du Mali, du Burkina et du Niger de la CEDEAO, en janvier 2025, a bouleversé l’équilibre régional. L’organisation ouest-africaine perd trois de ses membres, mais la Côte d’Ivoire, membre influent, reste attachée à ce cadre d’intégration. Abidjan doit donc composer avec une double réalité : défendre l’unité et la crédibilité de la CEDEAO tout en maintenant des liens pragmatiques avec des voisins stratégiques.
La montée en puissance de la Russie comme partenaire privilégié de l’AES ajoute une dimension géopolitique nouvelle. Tandis que Bamako, Ouagadougou et Niamey renforcent leurs liens avec Moscou, la Côte d’Ivoire conserve ses partenariats traditionnels avec la France, l’Union européenne et les États-Unis. Cette divergence de choix diplomatiques pourrait accentuer la polarisation régionale, mais elle oblige aussi Abidjan à redoubler d’efforts pour éviter que les lignes de fracture ne compromettent la stabilité du voisinage immédiat.
Un équilibre à trouver
Deux ans après sa création, l’AES a réussi son pari politique : exister comme bloc souverain et afficher une rupture avec les anciennes dynamiques régionales. Mais cette affirmation reste fragile. Les groupes armés conservent une forte capacité de nuisance, les économies sont à la fois porteuses de nouvelles recettes et exposées à de lourds risques, et la diplomatie repose largement sur une dépendance accrue à Moscou.
Pour la Côte d’Ivoire, l’avenir de l’AES ne se lit pas seulement en termes géopolitiques. Il concerne directement la sécurité de ses frontières, la fluidité de ses échanges commerciaux et l’équilibre de son environnement régional. Le pari des voisins sahéliens, s’il échoue, pourrait accentuer les pressions migratoires et sécuritaires sur Abidjan. S’il réussit, il redessinerait durablement les rapports de force en Afrique de l’Ouest.
Dans les deux cas, la Côte d’Ivoire n’aura pas le luxe de rester spectatrice.
F. Kouadio
Cap’Ivoire Info / @CapIvoire_Info