Ida B. Wells, pionnière afro-américaine du journalisme d’investigation

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Avant elle, les lynchages dans le sud des États-Unis étaient perçus comme des faits divers. Ses méthodes d’enquête lui ont permis de développer une analyse systémique encore pertinente aujourd’hui.

Le 17 juillet 1967, dans un hôpital de New York, John Coltrane, peut-être le génie ultime de l’histoire du jazz, rendait son dernier souffle, à tout juste 40 ans. Bien qu’il ait réussi à décrocher de la dope, trouvé la voie de son éveil artistique, épousé Alice et fondé un foyer stable, il avait fini par payer les addictions de sa jeunesse.

Le jazz est une religion, et ses fidèles des obsessionnel·les. Il n’y a pas de d’amateur ou d’amatrice raisonnable: ou on est fou de jazz, ou c’est que l’on écoute de la musique d’ascenseur. Entre nous, nous commémorons les dates-clés de notre catéchèse: 1939, création du label Blue Note; 2 mars 1959, première séance d’enregistrement du Kind of Blue de Miles Davis; 1974, dernière année de fabrication du saxophone ténor Mark VI dans les usines françaises de Selmer.

La nuit de la disparition de Coltrane est forcément mélancolique: imaginez combien de créations sublimes nous n’entendrons jamais parce qu’il est mort trop tôt. Les 17 juillet, il convient donc d’écouter un bon petit concert et de se recueillir autour d’une bouteille de vin.

C’est comme ça que j’ai atterri sur le toit d’un hôtel à La Marsa, en Tunisie, devant un trio contrebasse, guitare, nay –une flûte traditionnelle arabe, à la tessiture très mystique. Une fois la pleine lune bien ronde et accrochée dans le ciel, le groupe entonne «Equinox», mon morceau préféré de Coltrane depuis quelques temps.

Enregistrée en 1960 à New York, dans les légendaires studios d’Atlantic Records, cette ballade à l’introduction cubaine est en fait un blues, invocation profonde et habitée des racines sudistes du jazz. Rarement le saxophone de Coltrane a été enregistré en studio avec une telle pureté, qui s’entend même sur une mauvaise diffusion YouTube.

Rosa Parks avant l’heure
Icône précoce du mouvement pour les droits civiques, Ida fut également la première Afro-Américaine journaliste d’investigation. Surtout, elle avait un sacré caractère d’emmerdeuse, qui lui permit très tôt de tenir ferme sur ses convictions.

Ida B. Wells était pourtant née esclave à Holly Springs, une petite ville de Caroline du Nord, en juillet 1862 –quelques mois seulement avant la proclamation d’émancipation du 1er janvier 1863.

À la vérité, un·e vrai·e fan de jazz aime aussi forcément le blues, le gospel, le negro spiritual, jusqu’aux chants primitifs qui montaient des champs de coton et, encore plus loin, aux rythmes vaudous arrivés des comptoirs négriers de Ouidah, sur le littoral du Bénin.

Le jazz lui-même a emprunté ce chemin, lorsque Miles Davis fut de plus en plus expérimental, dans le Bitches Brew de 1970. Avant lui, Coltrane s’y était déjà laissé tenter avec Africa/Brass, sorti chez Impulse! en 1961, sans oublier Ornette Coleman et tout le mouvement du free jazz.

De manière générale, à partir de la fin des années 1950, les jazzmen –comme plus tard le rock psychédélique– n’auront de cesse de revisiter les racines africaines de la présence noire aux États-Unis, remontant la route des esclaves.

Comme une évidence, nous nous sommes tous et toutes plongé·es dans les chapitres de cette grande histoire sombre. Sans cela, on ne peut pas comprendre la raison d’être de ces mauvais garçons mélancoliques, Cuba ou Jimi Hendrix.

Oui, je pars loin –encore un truc de gosse tombée dans le jazz. Revenons à Ida, car la mémoire française du journalisme ne lui rend guère justice.

Lorsqu’Ida B. Wells vint au monde, les juke joints essaimaient les plantations du delta du Mississippi. Dans ces cabanons de bois, les esclaves se retrouvaient la nuit pour danser sur leurs rythmes traditionnels. Plus tard, ils deviendront des cabarets de blues et de jazz.

On n’imaginait pas que dans les années 1960, les lois Jim Crow de ségrégation seraient abolies. Les parents d’Ida eux-mêmes ne se doutaient pas que celle-ci deviendrait une femme puissante, doublée d’une pionnière.

Le conducteur du train lui demande de laisser sa place à une femme blanche. Elle refuse.
En mai 1884, la guerre de Sécession est finie depuis vingt ans, la communauté noire commence à développer ses propres écoles, commerces et journaux. L’ancienne caste blanche n’est pourtant pas revenue de ses privilèges perdus sur ce qui fut sa propriété. La violence règne dans les États du Sud.

Un jour, Ida achète un billet de première classe dans le wagon ladies pour faire le trajet de Memphis, où elle vit désormais, à Nashville, où elle suit des études à la Fisk University. Le conducteur du train lui demande de laisser sa place à une femme blanche et de s’installer en seconde classe, déjà bondée. Elle refuse. Trois hommes la jettent hors du train; elle en mord un à la main pendant la bagarre.

À 22 ans, et soixante-et-onze ans avant que Rosa Parks ne soit condamnée à une amende de 15 dollars pour n’avoir pas cédé son siège dans le bus à un homme blanc, Ida B. Wells porte plainte contre la compagnie ferroviaire. Elle gagne en première instance et obtient 500 dollars de réparations, mais en 1887, la Cour suprême du Tennessee casse le premier jugement et lui ordonne de rendre l’argent.

Qu’importe, c’est le début de son engagement. Avec l’article, très remarqué, qu’elle écrit dans un journal paroissial noir pour raconter l’incident, elle a déjà entamé sa carrière d’éditorialiste.

De témoin à journaliste de terrain
Pendant quelques années, Ida B. Wells publie des papiers d’opinion dans la presse locale sur les discriminations raciales, ce qui lui vaut d’être renvoyée de son poste d’enseignante –très tôt chargée de famille, à la mort de ses parents dans une épidémie de fièvre jaune, elle était institutrice depuis ses 16 ans. Qu’à cela ne tienne, ce sera donc le journalisme à plein temps.

Une autre injustice finit d’orienter sa démarche intellectuelle et les prochaines années de sa vie. Nous sommes en mars 1892, toujours à Memphis, dans le quartier du Curve, resté tristement célèbre pour les People’s Grocery lynchings dont il est question.

Thomas Moss, un ami proche d’Ida, avait ouvert une épicerie pour la communauté noire avec les économies de son travail de postier. Rapidement, son affaire se développe, au point que William Barrett, le propriétaire blanc d’une autre boutique qui avait toujours fourni les habitant·es du quartier, commence à percevoir comme une concurrence insupportable ce petit commerce florissant, qui plus est tenu par un Noir.

S’ensuivent divers épisodes de harcèlement, jusqu’au jour où Barrett, accompagné d’une dizaine d’élus, décide d’attaquer l’épicerie de Moss. Faute d’avoir obtenu une protection de la police locale, ce dernier et deux de ses amis s’arment. Encerclés, ignorant que leurs assaillants sont députés du district, ils sont contraints de tirer pour se défendre et font plusieurs blessés.

Les trois hommes sont conduits en cellule en attendant leur présentation devant un juge. Celle-ci n’arrivera pas: la nuit même, une foule en colère sort Moss et ses amis de prison, les traîne sur un chemin de fer et les abat de sang-froid –un lynchage raciste comme il en existe tant dans les États sudistes à l’époque, dont les responsables ne seront jamais condamnés.

Le lendemain, le Memphis Appeal titre simplement «Une émeute sanglante» et mentionne les députés victimes de la «barbarie de nègres armés».

Témoin d’une partie des évènements, Ida décide d’aller plus loin qu’un simple compte rendu pour parler de ce qui est envisagé comme un fait divers, là où elle voit un phénomène systémique et politique. En utilisant les techniques du journalisme d’investigation, elle se lance dans une vaste enquête sur les lynchages.

Lorsque l’un d’eux a lieu, elle va sur place, interroge les témoins, retrace la vie et le parcours des protagonistes. Voyager seule dans certains États où la loi est celle du Ku Klux Klan, qui commet crimes et ratonnades au vu et su de tout le monde, soulève d’évidents problèmes de sécurité pour une femme afro-américaine. Cela n’arrête pas Ida B. Wells.

Elle publie une tribune où elle affirme que la majorité des accusations de viol envers les Noirs sont des mensonges.
En mai de cette même année 1892, elle se rend dans le village de Tunica, dans le Mississippi, où un Noir a été battu à mort pour avoir supposément violé la fille d’un propriétaire blanc. Son investigation conduit Ida à la conclusion que le père avait excité la foule pour couvrir une relation sexuelle consentie.

De retour à Memphis, elle publie une tribune où elle affirme que la majorité des accusations de viol envers les Noirs sont des mensonges –un édito qu’elle ne signe pas, consciente des risques encourus.

Bien lui en a pris: alors qu’elle est en déplacement à Chicago, les bureaux de son journal sont saccagés et brûlés par une meute en furie. On la prévient que rentrer serait trop risqué. C’est donc depuis la capitale de l’Illinois qu’elle poursuivra son entreprise.

Au service de la lutte pour les minorités
Avant d’en venir aux écrits majeurs grâce auxquels Ida a marqué l’histoire du journalisme, revenons sur l’iconographie des lynchages racistes hantant le passé américain.

Ces assassinats et tortures en horde sont particulièrement bien documentés, parce que les personnes qui les commettaient ne s’en cachaient pas et que la société blanche n’en avait pas honte.

Combien d’images circulent, avec un Noir ou deux pendus à un arbre, entourés d’une foule –enfants compris– observant, hagarde, sans la moindre expression, les corps suppliciés?

Tout un chacun pense à l’un des plus beaux morceaux interprétés par Billie Holiday, «Strange Fruit», sorti en 1939. Ces «étranges fruits» qui se balancent aux branches des peupliers sont les «nègres», punis par la populace d’être ce qu’ils sont, sous-hommes parmi les bêtes.

La tradition morbide des lynchages durera des décennies. Pourtant, dès octobre 1892, Ida B. Wells en avait proposé une étude systémique et une critique implacable, grâce à ses méthodes d’investigation.

Dans un premier petit ouvrage publié en octobre 1892, Southern Horrors: Lynch Law in All Its Phases, elle commence à analyser la structure de ces évènements sauvages pour en dégager les invariants. La journaliste conclut que les motifs rapportés, basés sur le fantasme du Noir pervers sexuel et animal, masquent toujours des réalités bien prosaïques.

Son coup de maître arrive en 1895, avec The Red Record. Là encore, le propos est condensé, puissant; il ne s’étend pas sur plus d’une centaine de pages. Mais cette fois, Ida va plus loin dans son étude des vraies causes de la violence de masse envers les Noirs dans le Sud américain.

Elle compile des statistiques exhaustives, inédites, qui lui permettent de dégager des concepts et des dynamiques structurelles pour proposer une analyse socio-économique complète des lynchages.

Loin d’être des châtiments publics envers des marginaux ou des désaxés, ils sont l’expression de la peur des anciens esclavagistes face à l’émergence d’une classe moyenne noire, qui fait du business, connaît pour la première fois la croissance et un nouveau confort matériel, qui accède à l’éducation et bouscule les hiérarchies de pouvoir.

Aujourd’hui encore, rares sont les historien·nes qui remettent en cause les conclusions d’Ida B. Wells.

The Red Record fait l’effet d’une bombe. La journaliste se fait remarquer auprès d’activistes féministes et progressistes ayant un pied au Royaume-Uni. Elle y sera invitée pour deux tournées, en 1893 et 1894, ce qui lui apporte une renommée inédite pour une Afro-Américaine.

William Penn Nixon, le propriétaire du Daily Inter Ocean, un journal blanc et républicain, lui demande pour son deuxième voyage outre-Atlantique d’écrire régulièrement dans ses colonnes. Ida B. Wells devient la première correspondante –est-ce encore utile de préciser noire?– pour un média américain mainstream.

Laura-Maï Gaveriaux

Retrouvez la suite de l’article sur slate.fr

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