La rhétorique des ennemis de la réconciliation en Afrique ( Tribune Internationale de FN)

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Une Tribune Internationale de Franklin Nyamsi

Professeur agrégé de philosophie, Paris-France

L’expérience des situations post-crises en Afrique est riche d’enseignements. L’une des plus constantes leçons que l’on puisse en tirer tourne autour d’une question centrale à plusieurs volets : la question de l’opposition de bon nombre de politiques membres des pouvoirs, oppositions et sociétés civiles d’Afrique, à la dynamique de la réconciliation nationale : pourquoi existe-t-il dans tous les pays africains ayant connu des crises graves, des leaders et des forces politiques opposés à la réconciliation nationale ? Comment comprendre que des hommes et femmes politiques doués de bon sens, d’un certain niveau d’instruction, de compétences avérées, échouent si régulièrement dans le terrain de la reconstruction de leurs pays, parce qu’ils freinent des quatre fers quand il s’agit de reconstruire un consensus national inclusif avec toutes les forces vives issues des pouvoirs et oppositions en place, ou des sociétés civiles ? Dans la présente réflexion, je m’attache à analyser douze arguments rhétoriques des ennemis de la réconciliation en Afrique. Dans le même geste, je produis, dialectiquement, une critique de cette rhétorique, afin de montrer en toile de fond, qu’il n’y aura pas de grande nation africaine ou panafricaine sans la réussite essentielle des processus du pardon et de la réconciliation dans toutes nos sociétés continentales. Car si la réconciliation est l’acceptation de vivre de nouveau ensemble sur le fond d’un pardon mutuel des fautes commises dans le passé, sa construction ne peut se faire sans une compréhension profonde de ses enjeux.

(La présente tribune se limite cependant à l’analyse critique de six premiers arguments rhétoriques. Une seconde tribune portera sur les six autres.)

Premier argument rhétorique : la mémoire sélective de l’Histoire

Pour refuser a priori de pardonner et de se réconcilier avec ses adversaires d’hier, le politique africain a recours à une posture intellectuelle totalement subjective face à l’Histoire. IL n’en retient que ce qui l’arrange. IL extrait de l’Histoire longue et récente tout ce qui prouve qu’il est la seule victime et soustrait de la même Histoire tout ce qui prouverait qu’il est aussi coupable de la dérive du processus sociopolitique collectif. L’ennemi de la réconciliation se reconnaît donc à son recours récurrent au révisionnisme et au négationnisme. Réviser l’Histoire, c’est la minorer en ce qui nous concerne et l’aggraver en ce qui concerne les autres. Nier l’Histoire, c’est refuser d’admettre ses plus évidentes révélations, car on craint justement de devoir renoncer à la position profitable que procure le confort de cette négation. Comment dès lors ne pas comprendre qu’on ne peut réaliser la réconciliation et le pardon véritables qu’en prenant en compte l’ensemble des versions disponibles de l’Histoire, en les confrontant pour en dégager une vérité objective, partageable et véritablement sensée ? Seule une mémoire construite par la confrontation des points de vue, une mémoire dialectique donc, peut sauver les processus du pardon et de la réconciliation en Afrique.

Deuxième argument rhétorique : l’indexation systématique de l’Autre ou l’angélisme africain

L’ennemi de la réconciliation est donc un obsédé de l’indexation de l’Autre. Comme le dirait Sartre, ici, « Autrui c’est l’ennemi à abattre ». Ceux qui retardent la réconciliation se reconnaissent à cette carte d’identité : eux, ils sont l’innocence incarnée, les autres sont la culpabilité incarnée. Si le mal, c’est l’Autre, alors le mal ne cessera pas tant que l’Autre existera. Et comme l’Autre existera toujours, la réconciliation demeurera impossible, puisque la seule solution possible pour l’innocent autoproclamé, c’est la disparition définitive de l’Autre. « Qu’avons-nous fait pour que les Autres s’attaquent à nous ? Avons-nous toujours été si bons et si aimables envers nos ennemis ? » Ces questions ne frôlent pas l’esprit des ennemis de la réconciliation. Et dès lors, vaut pour eux la belle observation de Blaise Pascal : « L’homme n’est ni ange, ni bête ; mais le malheur veut que qui veut faire l’ange fasse la bête ». Sortir de l’indexation, c’est regarder son propre miroir et voir que nous sommes aussi l’Autre de l’Autre.

Troisième argument rhétorique : l’instrumentalisation de la justice par les pouvoirs

Rousseau l’avait vu : un pouvoir absolu corrompt absolument. Les pouvoirs africains, notamment ceux qui refusent de jouer pleinement le jeu de la démocratie qui présuppose la séparation des pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif, utilisent également la justice comme instrument d’autolégitimation. Le temps extrêmement long accordé aux procédures de justice ne s’explique pas uniquement par le manque de moyens. IL s’explique par l’utilisation des procédures judiciaires comme moyens de paralyser les forces contestataires dans les pays africains. Les pouvoirs anti-démocratiques aiment à dire qu’ils donnent le temps au temps de la justice, alors même que cela ne joue qu’en faveur de leur permanence indue aux affaires et de la décapitation progressive des forces sociales critiques. De telles façons qu’on doit bien conclure qu’un pouvoir qui renvoie sans cesse aux calendes grecques les procédures judiciaires concernant ses adversaires désignés est un ennemi de la réconciliation nationale. La solution à cet obstacle ne se trouve-t-elle pas dans la nécessaire mobilisation des sociétés civiles et des oppositions républicaines pour obtenir l’indépendance radicale du pouvoir judiciaire et l’accélération des procédures judiciaires concernant les détenus aux termes des crises politiques africaines ? Les leaders qui sont opposés à la Réconciliation ou qui la retardent – avec les fameux ” on verra”, ” ça va aller ” – ont en fait bâti leur carrière politique sur l’exploitation des divisions…Ceux qui retardent sans cesse la Réconciliation sont en fait ceux qui profitent sans cesse des divisions! Les Peuples Africains doivent botter de tels hommes et femmes Politiques en touche. Ce sont des obstacles incarnés au progrès collectif. Reconciliation is now, not tomorrow !

Quatrième argument rhétorique : l’indifférence idéologique à l’Autre

L’ennemi du pardon et de la réconciliation en Afrique a un fonctionnement intellectuel embrigadé par une idéologie contraignante : celle de son groupe ethnique, de son parti politique ou de son milieu religieux. Selon cette idéologie sectaire, l’humanité véritable est bien sûr celle de sa communauté. L’idéologie dominante de l’ennemi de la réconciliation est donc le communautarisme ethnique, politique ou religieux. Dans un tel dispositif psychique, le vécu de l’Autre ethnique, de l’Autre politique ou de l’Autre religieux ne vaut rien. Les récits de l’exclusion subie par tous les autres comptent pour du beurre. Les Autres se plaignent pour rien, croit-il. Ce qui leur est arrivé n’est pas si grave. ILS font des montagnes avec des peccadilles. Les autres exagèrent toujours. ILS auraient pu se passer de réagir. Les Autres auraient pu patienter. Ce n’était pas si grave. Ce qui émane de cette indifférence au vécu de l’Autre n’est rien d’autre que le fondement du cynisme contemporain des individus politisés en Afrique. Or comment en sortir si l’on n’admet pas, à titre de principe, que ma souffrance n’a de sens que si celle de l’autre en a aussi, a priori ? Ne voit-on pas que pour construire la réconciliation, il faut admettre a priori que l’Autre, quel qu’il soit, peut aussi avoir souffert comme moi ? C’est donc en rompant le mécanisme psychique de l’indifférence à la possible souffrance d’autrui que le vivre-en-commun redeviendrait possible. Cela passe sans doute par une ouverture de l’espace public commun au partage des récits, à la confrontation apaisée des points de vue, à l’échange des mémoires et à leur diversification réciproque.

Cinquième argument rhétorique : la stratégie des préalables indéfinis à la réconciliation

L’ennemi du pardon et de la réconciliation en Afrique est un amateur de préalables. Avant de pardonner, je veux ceci. Avant de me réconcilier, je veux cela. Or, l’essence même de l’acte de pardonner consiste à renoncer aux préalables pour redonner une chance aux forces de vie emprisonnées par le blocage matériel, mental et spirituel de la société globale. Or l’essence même de l’acte de réconcilier consiste à recommencer sur des bases nouvelles, désintéressées, le vivre-ensemble. De telle sorte qu’il importe ici de rappeler que l’acte révolutionnaire du pardon et de la réconciliation est en fait le préalable à sa propre efficacité. Pardonner, se réconcilier, c’est créer ensemble le nouveau monde qu’on veut vivre. L’un des enseignements forts de l’expérience rwandaise contemporaine à l’Afrique ne réside-t-il pas en cela ? Pour sauver la nation rwandaise, comme l’a si bien montré L’Honorable Donatille Mukabalisa le 3 avril 2018 à Abidjan, les rwandais ont accepté, bien que bourreaux et victimes mêlés, de revivre ensemble vers un futur débarrassé de la haine meurtrière qui les a traumatisés. C’est donc dire que c’est le pardon et la réconciliation qui créent le cadre de nouveaux préalables, et non les nouveaux préalables qui créent le pardon et la réconciliation. Libérer les prisonniers des crises politiques africaines, dès lors que les Etats se sont reconstitués en force et opérationnalité après les épisodes de fragilité, c’est donner une chance à la reconstruction nationale partagée, à condition que l’essentiel des forces politiques et civiles joue bien sûr le jeu de l’intérêt général.

Sixième argument rhétorique : la surenchère de la vengeance

L’ennemi du pardon et de la réconciliation en Afrique est un obsédé de l’esprit de vengeance. IL veut d’abord faire aux autres tout le mal qu’il croit ou se persuade qu’ils lui ont fait. Cela étant dit, il remet toujours la réconciliation à demain. Car il ne se sent jamais assez satisfait de la souffrance infligée à l’Autre ou subie par l’Autre. Le malheur du coupable désigné n’étant jamais assez grand, l’obsédé de la vengeance en demande toujours plus. Or qui ne voit pas que la vengeance, bien qu’inspirée par le sentiment d’injustice, ne peut suffire à rendre justice ? Non seulement, la vengeance exagère toujours, et par conséquent est injuste, mais en plus, elle suscite toujours chez ses victimes, un désir de contre-vengeance, qui débouche dès lors sur l’horreur indéfinie de la Vendetta. La spirale du donner-recevoir- la mort n’est-elle pas le triomphe de la bêtise collective ? Disons dès lors à ceux qui ne veulent se réconcilier qu’après s’être copieusement vengés de leurs ennemis réels ou supposés qu’ils se destinent à l’emprisonnement éternel dans les fers de la haine. La surenchère de la vengeance n’engendrera jamais la justice. Elle l’aggravera, tout au contraire. Et si le Nouveau Testament est construit autour de la Loi d’Amour, alors que l’Ancien Testament se construisit sur celle du Talion, la Nouvelle Afrique de nos vœux ne peut que se bâtir en Cité Bienveillante, si elle veut échapper à l’horrible fatalité du « Œil pour Œil, Dent pour Dent ». Une révolution spirituelle profonde est donc au cœur de la civilisation du pardon et de la réconciliation : elle suppose la décision ferme d’œuvrer pour la surabondance harmonieuse des forces de vie, là où persiste la tentation de s’abandonner, par facilité fatale, au grouillement ténébreux des ombres de mort, de haine, sources avérées de stérilité collective et individuelle.

Affaire à suivre !
Franklin Nyamsi
Source : guillaumesoro.ci

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