Guerre de positions en Afrique : le Qatar contre le reste du Golfe

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Investissements colossaux dans des infrastructures portuaires, aides financières, construction de bases militaires, intenses ballets diplomatiques… En conflit ouvert depuis juin 2017, le Qatar d’un côté, et les Emirats arabes unis et leurs alliés de l’autre, utilisent les pétrodollars et autres outils du soft power pour gagner en influence en Afrique. Cette rivalité intra-arabe est cependant en train d’accroître les tensions sur le continent, en particulier dans la région déjà instable de la Corne de l’Afrique.

L’Afrique est plus que jamais au cœur de la guerre froide que se livrent le Qatar et le Quartet constitué de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, du Bahreïn et de l’Égypte.

Mis en quarantaine par ses voisins, qui l’accusent de soutenir des groupes terroristes et de se rapprocher de l’Iran, le Qatar a marqué de précieux points sur le continent ces dernières semaines. Alors que la presse saoudienne bruissait de rumeurs sur l’intention du prince héritier, Mohammed Ben Salman, de transformer le Qatar en île, en creusant un tunnel large de 200 mètres et profond de 30 mètres sur tout au long de la seule bande de 60 km qui rattache le richissime émirat pétro-gazier à la terre, Doha a jeté un pavé dans la «Mer rouge» en annonçant la signature d’un accord avec le Soudan sur la construction d’un port sur l’île de Suakin, au large des côtes soudanaises, pour un investissement estimé à 4 milliards de dollars. L’accord a été annoncé suite à une visite de hauts responsables sur l’île soudanaise située au cœur de la Mer rouge, le 25 mars dernier.

Doha a jeté un pavé dans la «Mer rouge» en annonçant la signature d’un accord avec le Soudan sur la construction d’un port sur l’île de Suakin, au large des côtes soudanaises, pour un investissement estimé à 4 milliards de dollars.

Cet accord intervient deux mois seulement après la signature d’un contrat de concession de la même île de Suakin avec la Turquie, qui y installera une base militaire navale. Cette concession de l’île s’étale sur une superficie de 70 km2, durant une période de 99 ans, contre des promesses d’investissements et un programme de coopération militaire, a ravivé les tensions entre l’Egypte et le Soudan. Suakin fait en effet l’objet d’un litige frontalier entre le Caire et Khartoum depuis 1958. De plus, l’Egypte voit d’un mauvais œil le rapprochement soudanais avec la Turquie, qui soutient ouvertement le mouvement des Frères musulmans et critique régulièrement la répression sanglante subie par les membres de cette secte sur les rives du Nil.

Expert auprès du Centre national français de la recherche scientifique (CNRS), Marc Lavergne, estime que l’OPA turco-qatarie sur l’île de Suakin constitue un pied du nez à l’axe Riyad-Abou Dhabi-Manama et le Caire. «Il y a un grand enjeu autour de la Mer rouge. Le Qatar, qui a été étranglé par l’Arabie Saoudite et ses alliés, riposte en les défiant sur les rives de la Mer Rouge, juste face à Djeddah et à la Mecque», souligne ce chercheur expert du Soudan, cité par RFI.

Bataille portuaire

Malgré un démenti de Khartoum, l’économiste soudanais Issam Mohamed a révélé tout récemment que la Turquie sera impliquée dans la construction et la gestion du futur port de Suakin. Ce doyen du Centre de recherche sur le bassin du Nil à l’Université Al Neelain, à Khartoum, pense également que le montant de l’investissement annoncé laisse croire que le projet, dont les détails n’ont pas été révélés, ne se limitera pas à la rénovation du vieux port de Suakin. «Un aéroport et une zone de libre échange à vocation régionale feraient partie du package», a-t-il estimé.

« Je verrais bien le port de Suakin servir de passerelle vers l’Afrique de l’Est, et notamment l’Ethiopie, qui est le plus grand marché d’Afrique de l’Est».

Même son de cloche chez Benedict Craven, un analyste spécialiste de la Corne de l’Afrique à The Economist Intelligence Unit: «Il est clair que le Qatar et les Emirats arabes unis se bousculent désormais sur les côtes-est africaines. Je verrais bien le port de Suakin servir de passerelle vers l’Afrique de l’Est, et notamment l’Ethiopie, qui est le plus grand marché d’Afrique de l’Est».

Le futur port de Suakin entrera ainsi inéluctablement en compétition avec celui de Berbera, au Somaliland, dont la construction et la gestion ont été confiées à l’opérateur aéroportuaire émirati DP World. D’autant plus que des accords sur la construction d’une zone franche et d’une autoroute de 250 km reliant le port de Berbera à l’Ethiopie ont été déjà conclus entre Abou Dhabi et Hargeisa. «La nouvelle autoroute, connue sous le nom de Corridor de Berbera, devrait transformer cette ville portuaire en un important carrefour commercial régional», a confié à RFI, Robleh Mohamud Raghe, ancien consultant à la présidence du Somaliland.

En contrepartie de cet investissement, le Somaliland a autorisé les Emirats arabes unis à construire une base militaire jouxtant le port de Berbera. Abou Dhabi prévoit notamment d’utiliser la nouvelle base pour combattre les rebelles Houthis au Yémen, de l’autre côté de la mer Rouge. L’émirat dirigé par la dynastie Al-Nahyane, qui utilise déjà sa basse militaire située à Assab (Sud de l’Erythrée) à cette fin, ambitionne de transformer le futur port de Berbera en plaque tournante du commerce régional et en concurrent du port djiboutien de Doraleh dans le désenclavement de l’Éthiopie. Autant dire que Doha et Abou Dhabi ont bel et bien commencé à se livrer une bataille portuaire à coups de milliards de dollars pour prendre le contrôle sur un carrefour maritime crucial. La ville de Berbera et l’île soudanaise de Suakin sont est en effet situés tout près du détroit de Bab Al Mandab, qui relie la mer Rouge au golfe d’Aden, et constitue une voie par laquelle transite 40 % du trafic maritime mondial.

Diplomatie du portefeuille

La signature, le 1er mars dernier, d’un accord stipulant la création d’une société chargée de la gestion du port de Berbera dans laquelle l’Ethiopie détiendra 19% -contre 30% pour le Somaliland et 51% pour la DP World- a cependant fait monter la tension entre la Somalie et le Somaliland. Le Parlement somalien a déclaré cet accord «nul et non avenu» car il viole la souveraineté du pays.

«Seul le gouvernement fédéral de Somalie peut s’engager dans des accords internationaux (…) Tous les ports et aéroports du pays sont propriété de la Nation, et personne ne peut revendiquer de manière privée leur possession», a indiqué l’Assemblée somalienne dans une résolution, tout en déclarant «DP World complètement interdite d’opérations» en Somalie. «C’est une déclaration de guerre», a rétorqué le nouveau président du Somaliland, Muse Bihi, qui se bat pour la reconnaissance de son pays par la communauté internationale.

L’Assemblée somalienne, dans une résolution, a déclaré «DP World complètement interdite d’opérations» en Somalie.

Visiblement très remonté contre Abou Dhabi, qui conserve aussi une grande influence dans la région semi-autonome de Puntland (Nord-est de la Somalie), où le groupe émirati P &O Ports gère le port de Bosaso, Mogadiscio a par ailleurs procédé, le 11 avril, à la suspension d’un programme de formation de ses troupes par les Emirats arabes unis.

Selon les analystes, la main invisible de l’axe Ankara-Doha serait derrière la nouvelle attitude peu amène de la Somalie à l’égard des Emirats arabes unis. Cette hypothèse est d’autant plus plausible que le Qatar a promis d’injecter 380 millions de dollars dans l’économie somalienne lors d’une conférence de donateurs organisée à Londres début mars dernier. Ces fonds s’ajouteront aux 200 millions de dollars accordés fin 2017 à Mogadiscio pour la réhabilitation de routes et la construction de bâtiments officiels. La Turquie, qui a inauguré en septembre dernier une base militaire s’étalant sur 4 km2 en Somalie, a, de son côté déployé, plus de 500 millions de dollars d’aide humanitaire et au développement dans ce pays de la Corne de l’Afrique.

Mais Ankara et Doha ne sont pas les seules à pratiquer une diplomatie du portefeuille en Afrique. En décembre dernier, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes ont annoncé un soutien financier de 130 millions de dollars à la force anti-djihadiste au Sahel. Les deux pétromonarchies ont aussi mobilisé 1,8 milliard de dollars au profit du Plan de développement quinquennal (2017-2021) du Tchad, lors d’une conférence de donateurs organisée à Paris en septembre dernier. Ces promesses de financement visent, selon les analystes, à récompenser N’Djaména, qui avait rompu ses relations diplomatiques avec le Qatar en août 2017.

Manœuvres de séduction

La bataille entre les frères ennemis du Golfe arabo-persique se joue aussi sur le terrain de la diplomatie. Dans ce chapitre, le Qatar a procédé à des manœuvres de séduction pour élargir le cercle de ses «amis africains» au-delà de ses zones d’influence traditionnelles.

Dans ce chapitre, le Qatar a procédé à des manœuvres de séduction pour élargir le cercle de ses «amis africains» au-delà de ses zones d’influence traditionnelles.

L’émir Tamim Ben Hamad al-Thani a ainsi effectué une tournée dans six pays d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Burkina Faso, Guinée, Côte d’Ivoire, Ghana) entre le 20 et le 24 décembre 2017. Le dirigeant qatari a notamment signé, à cette occasion, des accords de coopération dans les domaines économique, éducatif, sportif et culturel avec la Guinée. Il a aussi annoncé l’octroi de 40 millions de dollars à un programme d’éducation des jeunes enfants déscolarisés au Mali, et de 14 millions de dollars pour la construction d’un centre de radiothérapie à Ouagadougou, au Burkina Faso.

L’émirat dirigé depuis plus de 150 ans par la dynastie Al Thani a par ailleurs réussi à ouvrir une ambassade au Ghana en novembre 2017 et à mettre fin à sa brouille diplomatique avec le Tchad en février dernier.

Mais l’Arabie saoudite et ses alliés ont été incontestablement les plus performants sur le front diplomatique, grâce notamment au lobbying exercé par le royaume abritant les deux grandes mosquées saintes de l’Islam.

Mais l’Arabie saoudite et ses alliés ont été incontestablement les plus performants sur le front diplomatique, grâce notamment au lobbying exercé par le royaume abritant les deux grandes mosquées saintes de l’Islam. Allant de promesses d’investissements aux menaces de coupures d’aides humanitaires, en passant par des complications dans l’obtention de visas pour le pèlerinage de La Mecque, les «pressions amicales» exercées par Riyad sur les chancelleries africaines ont amené une dizaine de pays du continent, dont la Mauritanie, Djibouti, les Comores, Maurice et le Niger, à rompre leurs relations diplomatiques avec Doha.

«Les Etats africains qui ont répondu positivement à l’appel de l’Arabie Saoudite sont généralement des Etats qui ont besoin de soutien financier de la part des pays du Golfe, notamment de l’Arabie Saoudite. On pense bien sûr à la Mauritanie, mais aussi au Niger qui reçoit une aide importante de la part de ce pays. Le Niger, le Tchad et la Mauritanie font d’ailleurs partie de la Coalition sunnite contre le terrorisme, créée par l’Arabie Saoudite, fin 2015 et qui implique une participation financière de la part des pays du Golfe», a fait remarquer le politologue Hasni Abidi, qui dirige à Genève le Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), début avril sur le plateau de TV5 Monde.

Selon lui, ces Etats africains qui ont pris position sur la crise du Golfe «ont fait un mauvais calcul, d’autant plus que l’Arabie Saoudite et ses alliés n’ont affiché aucune volonté d’engager des investissements durables pouvant générer un mieux-être pour les populations africaines».

Walid Kéfi

Agence ecofin

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